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AIGUILLE DU MIDI L'ÉTOILE MÉCANIQUE
CHAMONIX, HAUTE-SAVOIE, FRANCE © ZEPPELIN
Des pentes glacées qui cernent l'Arve dévale l'ombre des cimes alpines. La petite ville de Chamonix s'enfonce sous le toit de l'Europe que des milliers de touristes contemplent. Il en va des langues du monde entier pour qualifier ce spectacle que la météo improvise chaque soir. La nuit tombée, courbatures et fondues savoyardes emmènent toute une vallée au sommeil. Dans le ciel, une étoile brille plus que de raison : c'est l'Aiguille du Midi et deux de ses hommes qui veillent à 3842 mètres d'altitude.
La neige est balayée par les commerçants matinaux. Chamonix s'ébroue. Les toits résistent un peu plus au cumul de neige, conférant au centre-ville sa bonhomie montagnarde. Les cloches n'ont pas encore sonné huit heures qu'un grincement métallique sort la cité blanche de sa torpeur. Les gars du téléphérique sont à leurs postes et les touristes au rendez-vous. Parmi eux, un groupe de Chinois monte dans la cabine. Equipés de casques flambants neufs, de skis derniers cris et d'une batterie de talkies-walkies, ils s'apprêtent à descendre la fameuse vallée Blanche. Mais pour l'heure, ils ne savent rien de la météo qui les attend 2 740 mètres plus haut. En vingt minutes, le téléphérique les porte jusqu'à l'Aiguille du Midi où fait rage une tempête de neige. Le choc thermique est rude et l'on ne voit pas à deux mètres. Leurs ambitions revues à la baisse, ils rebroussent chemin devant le panneau de mise en garde. À Chamonix, il est interdit d'interdire la montagne. Les passionnés sont libres, pourvu qu'ils se montrent responsables. « Par ce temps, la vallée Blanche est quasi impraticable, » commente Gilles, responsable de la plateforme d'altitude. « Ceux-là n'avaient pas l'air très expérimentés, alors je préfère les voir déçus mais vivants. »

Le téléphérique de l'Aiguille du Midi est le plus haut d'Europe, le deuxième au monde. Plus de 800 000 visiteurs l'empruntent chaque année, dont la moitié entre juin et septembre, pour admirer l'un des plus beaux panoramas de France. Une prouesse technologique dont l'exploitation reste assujettie à la sécurité des passagers. Les aléas mécaniques, les caprices de la météo et le mal d'altitude sont autant d'écueils que les techniciens tentent d'éviter. Une gageure à hauts risques pour des hommes qui exploitent un mythe.
Des skieurs empruntent la célèbre arête de neige et de glace qui conduit à la descente de la vallée Blanche. « L'arête est très sélective, précise Gilles, responsable de la plateforme d'altitude. Si tu glisses, tu te retrouves directement à Chamonix ! » © ZEPPELIN
Des hommes à la pointe
Haut perché sur le chariot d'une cabine, Jérôme dévale la montagne aux quatre vents. Sous ses pieds, les passagers n'imaginent pas qu'un mécanicien est à l'œuvre. Un contrôle de routine qui ne doit pas entraver l'exploitation du téléphérique. Régulièrement, il faut ainsi huiler les engrenages, vérifier l'usure des câbles, changer les poulies… « Ici faut savoir tout faire : un peu de mécanique, un peu d'électricité et même de l'hydraulique. Et mieux vaut s'appliquer quand on sait qu'une seule pièce coûte le prix d'un chalet à Chamonix » commente Jérôme, technicien voltigeur en osmose avec sa machine.

Le téléphérique est scindé en deux tronçons indépendants. Chaque cabine emmène environ 70 personnes depuis le centre-ville (1 038 m d'altitude). La première cabine fait halte au plan de l'Aiguille (2 317 m), mais les passagers préfèrent continuer en empruntant la seconde cabine qui les porte jusqu'à la gare supérieure (3 776 m). Parvenus au sommet de l'Aiguille au moyen d'un ultime ascenseur (3 842 m), les touristes du monde entier peuvent contempler la majesté du massif alpin couplée à la prouesse du génie civil. Le toit de l'Europe est là, presque à portée de main. Un spectacle à couper le souffle, l'effet de l'altitude jouant les troubles fêtes pour une femme qui, ce jour-là, fit une crise de tétanie. Rien de grave pour les gars du téléphérique qui connaissent la procédure. Eux-mêmes qui passent souvent la nuit au sommet savent combien il est difficile de s'habituer à l'altitude. Malgré les recommandations, les touristes ne désemplissent pas. Parmi eux, on trouve également des alpinistes pour qui l'Aiguille offre un point de départ idéal. Mais la majorité des sportifs qui empruntent le téléphérique sont des skieurs. « Une bonne journée de vallée Blanche draine 2 000 à 2 500 skieurs » précise Émeric, directeur adjoint à l'exploitation. « Pour bien profiter de la descente, mieux vaut arriver tôt et attraper la première benne vers huit heures » confie-t-il, lui-même amateur de poudreuse. À l'Aiguille, la technique cède vite le pas à une somme d'énergies humaines toujours ancrées dans l'amour de la montagne. Les techniciens du téléphérique, tous passionnés de leur travail, ne manquent jamais une occasion d'aller skier.

Ouvert en 1955, le téléphérique de l'Aiguille du Midi hérite d'une première ligne exploitée dans les années 1920 jusqu'en 1951. L'ouvrage actuel plus direct, plus puissant et surtout plus sûr, acquit une réputation d'envergure mondiale. Aujourd'hui encore, personne ne saurait rester insensible au caractère exceptionnel du second tronçon avec sa portée de 2 870 m pour 1 470 m de dénivelé sans pylône. Une prouesse technologique qui n'en demeure pas moins soumise aux caprices de la météo : le vent et la foudre sont les pires ennemis du treuilliste.
Harnaché au toit d'une cabine, Jérôme effectue un contrôle de routine sur la mécanique du chariot. Régulièrement, il faut ainsi huiler les engrenages, vérifier l'usure des câbles et changer les galets. © ZEPPELIN
Toujours sur le qui-vive, les yeux rivés sur son pupitre électronique, le treuilliste sait ce que peut supporter une cabine de cinq tonnes lancée à 45 km/h. Si le vent se lève, ce qui reste monnaie courante en montagne, tout le monde passe sur le pied de guerre. Au-delà de 65 km/h de vent, plus question d'envoyer quiconque à bord. Mais les rafales de vent ne préviennent pas toujours et le treuilliste doit souvent réagir à la seconde. En cas de coup dur, pas question d'arrêter brutalement la cabine. Le treuilliste doit réguler l'allure au plus juste sachant que la moindre variation de vitesse fait osciller le câble tracteur ; une tâche d'autant plus délicate au passage d'un pylône. Au téléphérique de l'Aiguille, tous gardent en mémoire l'accident de 2004, lorsque le treuilliste oublia de ralentir la cabine qui entra de plein fouet dans la gare. Une mésaventure qui heureusement se produisit lors d'une opération de maintenance, à 23 heures, sans autres dégâts que ceux du matériel. Un épisode qui rappelle à chaque technicien qu'il doit rester maître de la machine, aussi exceptionnelle soit-elle.

17 heures. Le téléphérique est fermé au public mais la journée n'est pas terminée. Les mécanos doivent changer un galet au sommet d'un pylône : une poulie de 80 kg dont la gomme s'use au passage du câble. Pour y accéder, ils n'ont pas d'autre choix que de grimper sur le toit d'une cabine. Perché au dessus de la vallée assombrie, éclairé par les rayons orangés du couchant, Jérôme s'exclame : « On a quand même le plus beau bureau du monde ! » La besogne achevée, les gars rentrent au chaud avec leurs harnais. Au réfectoire, une photo montre la dernière grande rénovation des équipements en 1991. On reconnaît Yvon, en plus jeune. Aujourd'hui devenu responsable du plan de l'Aiguille, il connaît tout de la machine. Pour une vibration étrange, un grincement suspect, son regard se porte aussitôt sur Guillaume, le jeune treuilliste qui a travaillé sur les remontées mécaniques du monde entier. Ici pas besoin de se parler, tout le monde connaît son travail et la relève est assurée.
Deux gardiens pour le phare des Alpes
La nuit tombée, une étoile brille plus que de raison dans le ciel de Chamonix. C'est l'Aiguille du Midi, et tous les vacanciers se demandent si quelqu'un est resté là-haut. Émeric explique : « Toutes les nuits, deux personnes assurent une garde au sommet de l'Aiguille, au cas où. Ils ont deux chambres, une cantine et une télé. Ce soir c'est le tour d'Éric et Bruno. »

La dernière cabine est descendue avec la vingtaine d'employés de la plateforme d'altitude. Les deux gardiens sont désormais seuls à bord du nid d'aigle. Ils procèdent à un premier tour de veille pour s'assurer que tout est en ordre. Le vent s'est levé, on annonce de la neige pour demain. D'ici là, Éric et Bruno dormiront quelques heures si tout va bien. Mais toute la nuit, ils resteront à l'affût du moindre appel d'urgence. Pour le Peloton de gendarmerie de haute-montagne (PGHM) et la Sécurité civile, les sentinelles de l'Aiguille restent un partenaire privilégié en cas d'accident sur le secteur. Ainsi, tout doit être prêt s'il fallait organiser un secours en montagne, surtout si l'hélicoptère de service ne pouvait décoller. Une petite chambre a même été aménagée pour passer la nuit. « Mais pas question que l'Aiguille se transforme en hôtel pour touristes en mal de conditions extrêmes » grommelle Éric. Comme pour dire qu'on n'est pas comme les autres quand on dort trois fois par mois à 4 000 m d'altitude, Éric veut garder les lieux privilégiés. Vieux loup et fort en gueule, il avoue pourtant qu'on ne dort pas aussi bien qu'à la maison, et qu'on ne s'habitue jamais vraiment aux effets de l'altitude.

Dehors la tempête se déchaîne, les bourrasques tapent aux portes, le vent s'engouffre dans le dédale des galeries rocheuses quand soudain, l'électricité se coupe. Assis dans le noir, les deux compères tendent l'oreille. On se sentirait dans la cale d'un navire dérivant en plein orage si les groupes électrogènes ne s'étaient pas mis en branle. L'électricité revient, repart, ainsi de suite pendant près d'une heure. Attentifs, les gardiens sont prêts à intervenir. Finalement non, les automates font leur travail. D'ailleurs les groupes électrogènes seraient capables de tenir des jours entiers en cas de gros temps. Mais il se fait tard et le pire n'est pas pour ce soir, foi de montagnards. Leurs deux chambres s'éteignent pour de bon, tandis que le trident de granite continue de briller dans le ciel des Alpes.
Bruno déneige la passerelle avant l'arrivée des premiers touristes. © ZEPPELIN
6 heures du matin. Éric et Bruno sont déjà sur la passerelle. La neige a tout recouvert pendant la nuit, mais il faut absolument déneiger avant d'ouvrir au public. Heureusement, la première cabine arrive bientôt avec du renfort. Du fioul est acheminé pour les groupes électrogènes, une cuve de 2 000 litres d'eau potable est installée tandis qu'on vérifie l'état des toilettes sèches. Même les restaurateurs ont du pain sur la planche. Tout doit être prêt pour l'arrivée des premiers visiteurs, y compris pour les skieurs qui emprunterons le passage clé : la célèbre arête de neige et de glace qui conduit à l'ascension du mont Blanc ou à la descente à ski de la vallée Blanche. Régulièrement entretenue, on la traverse avec d'infinies précautions le long d'une frêle main courante, encordé et cramponné. « L'arête est très sélective, précise Gilles. Si tu glisses tu te retrouves directement à Chamonix. Pour le reste, c'est vraiment chouette ! » Une fois cette difficulté surmontée, les skieurs s'offriront trois à cinq heures de descente entre glace et granite : vingt kilomètres de hors-piste qui se dévorent comme les écrits de Frison-Roche.

Julien Pannetier
LES PHOTOGRAPHES ZEPPELIN
Géographes et photojournalistes, Bruno VALENTIN et Julien PANNETIER ont fondé ZEPPELIN en 2008. Ils voyagent pour comprendre comment les Hommes gèrent et utilisent l'espace. Ils travaillent main dans la main pour réaliser des reportages et les proposer à la presse française et internationale. Du golfe du Bengale à l'aiguille du Midi, des moines de la Grande Chartreuse aux officiers de la Marine nationale, ils signent toutes leurs images ZEPPELIN.
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