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HALIOTIS MIRABILIS
PLOUGUERNEAU, FINISTÈRE, FRANCE © ZEPPELIN
Située au creux de l'Aber-Wrac'h, sur la côte Nord de la Bretagne, France Haliotis est la seule entreprise d'Europe à élever des ormeaux en pleine mer. Quelques connaisseurs n'hésitent pas à les ramasser pendant les grandes marées, mais le biologiste Sylvain Huchette s'est creusé la tête pour en produire plus et mieux. Apprécié des gastronomes mais protégé par les autorités, le coquillage se raréfie pendant que son élevage répond à une demande croissante.
Le pari d'un chercheur

L'élevage des ormeaux est un rêve pour beaucoup de conchyliculteurs qui y voient un produit mythique et à forte valeur ajoutée. Mais lorsque Sylvain Huchette s'est lancé dans l'aventure, il savait combien les défis étaient nombreux : trouver un site, réduire les pertes, optimiser la croissance et avoir la trésorerie suffisante pour attendre les premières ventes. Il les a tous relevés et en dix ans, France Haliotis est devenue une PME reconnue et respectée dans son domaine. Les éleveurs de toute l'Europe se réfèrent à l'expertise du biologiste français, mais aucun n'a tenté comme lui d'élever ses ormeaux en pleine mer. Peut-être parce qu'aucun éleveur n'est aussi passionné que lui par le fameux gastéropode.

Sylvain Huchette est parti étudier les ormeaux en Australie dans le cadre d'un doctorat en biologie marine. Pendant trois ans, il a participé à des avancées techniques considérables pour la rentabilisation de l'élevage. Fort d'un savoir-faire inédit, il est rentré en France en 2003 et a démarré son entreprise en 2004. Installé à Plouguerneau, il a su profiter des qualités de l'Aber-Wrac'h : l'eau est de bonne qualité, sa température n'est pas trop élevée, la houle est contenue par les rochers, et les algues sont riches et diversifiées. Une terre promise à l'halioticulture – l'élevage des ormeaux – quoique l'animal ne soit pas facile à apprivoiser.


Reproduire le gastéropode

Les ormeaux sont des mollusques marins à coquille unique. Ils appartiennent à la famille des gastéropodes. Ils vivent dans les eaux peu profondes du littoral, accrochés aux rochers battus par les vagues et se nourrissent d'algues. On les trouve un peu partout sur le globe, mais ceux que l'on pêche en Bretagne sont spécifiques. Il s'agit de l'ormeau européen Haliotis tuberculata et le Finistère est son berceau naturel. Protégé de la surpêche, l'animal n'en demeure pas moins fragile et ses effectifs, déjà faibles, sont souvent mis à mal par des pathogènes bactériens.

L'entreprise France Haliotis sélectionne ses reproducteurs parmi les populations sauvages du Finistère. Les naissains d'ormeaux sont produits dans l'écloserie, une pièce aveugle bardée de tuyaux qui distribuent une dizaine de petits bassins. C'est là que Sylvain contrôle les pontes en effectuant un choc thermique, ce qui déclenche l'émission des gamètes. Une femelle libère 2 à 3 millions d'œufs, et le taux de fécondation est de 95%. Dans le respect des saisons et du milieu marin, l'essentiel des pontes sont réalisées au printemps et en été, à raison d'un lot de 10 millions de larves par semaine environ. Le cycle larvaire dure 5 jours, au bout desquels la larve se métamorphose et va se fixer sur un support.

Les minuscules escargots sont immergés dans des bassins de nurserie. Pendant près d'un an, les éleveurs leur prodiguent les meilleurs soins avec une alimentation composée d'algues fraîches. Les algues cultivées par l'écloserie servent de base : des diatomées au démarrage et des algues vertes. A partir de six mois, le fond est tapissé de dulse et les brouteurs s'y nichent pour fuir la lumière, ne sortant que la nuit pour se nourrir. Au fil de leur croissance, les lots sont dédoublés et ce, jusqu'à ce qu'ils mesurent 12 à 20 mm.

A chaque marée haute, de l'eau de mer est pompée pour renouveler celle des bassins. Elle est filtrée à 10 µm et traitée aux UV pour détruire les espèces parasites. Aucun produit chimique ni pharmaceutique n'est utilisé au cours de l'élevage. Ainsi, l'eau rejetée dans l'aber ne perturbe pas l'environnement.


L'élevage en pleine mer

Après une première année dans les bassins, les jeunes ormeaux sont transférés en pleine mer. L'élevage est situé à l'embouchure de l'Aber-Wrac'h. Il est constitué de 150 cages immergées par 10 mètres de fond. Espacées de 10 mètres le long de plusieurs filières, les cages sont à la fois posées au fond et ancrées à la filière par un bout d'amarrage. Les ormeaux y vivent environ trois ans.

Le travail en mer consiste essentiellement au nourrissage des ormeaux avec des algues fraîches. L'alimentation est plus soutenue au printemps, mais en hiver, une ration d'algues sert pour au moins un mois. Les algues – principalement de la dulse (Palmaria palmata), mais aussi du kombu royal (Laminaria saccharina) et du kombu breton (Laminaria digitata) – sont récoltées à pied sur les îlots et les récifs qui entourent le phare de l'île Vierge. L'entreprise dispose d'un bateau baptisé L'Abalone (« ormeau » en anglais), un chaland spécialement conçu pour cette activité. Construit en aluminium avec un fond plat, son tirant d'eau n'excède pas 90 cm, ce qui lui permet d'accéder au plus près des rochers tout en embarquant de gros volumes. La récolte des algues constitue la part la plus fatigante de l'activité. Elle a lieu essentiellement pendant les grandes marées. Sur une marée, un seul homme peut en ramasser jusqu'à 2 tonnes. Estimant qu'il faut plus de 15 kg d'algues pour produire 1 kg d'ormeaux, Sylvain et ses hommes en récoltent, à pied, entre 100 et 120 tonnes par an.

Chargé d'une à deux tonnes d'algues fraîches, le bateau peut entamer le nourrissage d'une trentaine de cages. Une grue embarquée permet de hisser les cages une à une sur le pont. Chaque cage est composée de quatre bacs qu'il faut aménager pour protéger l'animal, éviter qu'il ne s'échappe, et assurer une bonne circulation de l'eau. A l'intérieur d'un bac sont disposés des « collecteurs », des coupelles de plastique entre lesquelles se cachent les ormeaux.

Ces cages constituent des récifs artificiels qui abritent tout un peuple sous-marin. A chaque remontée, les bacs sont pleins de crabes, de crevettes, d'ophiures et entièrement colonisés par diverses espèces (éponges, ascidies,…). Les hommes déversent 10 kg d'algues dans chaque bac. Ils en profitent pour contrôler l'élevage, estimant la croissance des ormeaux et ôtant quelques crabes trop gourmands. Lorsqu'ils mesurent entre 5 et 8 cm, les ormeaux sont bons pour la vente. Les cages sont rapidement remises à l'eau après avoir été verrouillées – une précaution pour ne pas attirer les convoitises. C'est dire combien ces fragiles brouteurs sont précieux.


Un produit de luxe

Les ormeaux sauvages peuvent vivre jusqu'à 15 ans et atteindre 13,5 cm de long. Ils sont très prisés des Bretons, mais peu d'entre eux en ont déjà mangé. Il faut dire que le coquillage avait presque disparu des côtes bretonnes. Interdite jusqu'en 1994, la pêche est désormais autorisée pour les ormeaux qui mesurent plus de 9 cm. Une modération qui a permis de réduire le braconnage quasi-industriel qui sévissait avant cette date, nourrissant régulièrement la chronique judiciaire en Bretagne. Mais encore aujourd'hui, l'ormeau de pêche se fait rare sur les marchés, et les restaurateurs préfèrent se tourner vers l'élevage.

Sylvain Huchette fait des ormeaux sur mesure pour les gastronomes. Elevés jusque 3 à 5 ans, ils sont petits, tendres et savoureux. La production, disponible toute l'année, ravit les grands chefs qui n'hésitent pas à payer cher leurs exigences. Les ormeaux d'élevage coûtent autour de 70 euros le kilo, soit le double des ormeaux sauvages. Un produit de luxe qui mérite le surnom de « truffe de la mer ». L'entreprise réalise de la vente directe, mais les acheteurs sont essentiellement des restaurateurs. Certains sont même de grands noms de la gastronomie française, comme Marc Haeberlin en Alsace, ou Sébastien Bras à Laguiole. Dernièrement, c'est en Bretagne, au pays de l'ormeau sauvage qu'ils ont trouvé leur place dans le menu du Coquillage, le restaurant d'Olivier Roellinger. Les connaisseurs leur trouvent une douce saveur iodée, avec une légère pointe de noisette, qui n'a rien à envier à la coquille Saint-Jacques.


Une filière d'avenir

L'avenir n'est jamais sûr et l'hiver 2014 a été très pénible pour Sylvain et son équipe. Pendant quatre mois, les tempêtes qui se sont succédées sur le littoral atlantique ont occasionné beaucoup de dégâts sur les installations en mer. Pendant deux mois, les hommes n'ont pas pu aller réparer les cages, ni même nourrir les ormeaux. Un chômage technique qui n'a heureusement pas entamé les perspectives de l'entreprise. Le patron n'est pas breton, mais c'est un ch'ti gars du Nord qui n'a qu'une idée en tête : prouver que l'élevage des ormeaux en pleine mer est viable.

En dix ans, les employés de France Haliotis sont parvenus à réduire la mortalité au sein de leur élevage. Les manipulations, dues au tri et au transport, étaient facteurs de stress pour l'animal. Qui plus est, l'ormeau est pratiquement hémophile : il cicatrise mal suite à une petite coupure. On comptait 20 à 30% de pertes lors des manipulations. Par conséquent, les ormeaux ne sont plus triés, mis à part lors du calibrage pour la vente.

Ils ont également réussi à diminuer le cycle de production. Pour augmenter la croissance des ormeaux, ils ont limité la densité, amélioré le renouvellement d'eau, optimisé la nourriture, et mieux contrôlé la température et la photopériode (en nurserie). Sachant que la croissance de l'ormeau sauvage est deux fois plus rapide que ce qu'ils ont obtenu, il y a encore du potentiel.

Ils ont participé à de nombreuses recherches sur le pathogène Vibrio harveyi, une bactérie qui se développe lorsque la température de l'eau dépasse 16-17°C. Depuis 1997, l'ormeau européen est victime de cette bactérie, responsable d'une forte mortalité estivale aussi bien dans le milieu naturel que dans certains sites d'élevage. Dans l'Aber-Wrac'h, où l'eau varie de 8 à 16°C, les ormeaux sont relativement épargnés, mais Sylvain se sent concerné par les enjeux de la filière tout entière.

Il faut dire qu'il fournit des naissains pour des éleveurs de l'île de Groix, d'Irlande et d'Espagne. Un gage de qualité au sein d'un réseau européen balbutiant. Dépositaire d'un brevet pour ses cages d'élevage en mer, Sylvain a suffisamment d'expérience pour s'imposer en chef de file. Régulièrement sollicité pour sa maîtrise intégrale du cycle de production, il travaille notamment avec le LEMAR (un laboratoire rattaché au CNRS et à l'IFREMER) sur la sélection d'ormeaux mieux adaptés aux conditions d'élevage. Il collabore également avec le Muséum National d'Histoire Naturelle qui explore les effets potentiels du réchauffement climatique et de l'acidification des océans sur l'ormeau. Les premiers résultats de ces essais sont d'ailleurs alarmants, pas seulement pour l'espèce, mais pour l'ensemble des écosystèmes marins.

En 2010, il a coordonné un projet européen de recherche sur l'ormeau pour encourager le développement de l'halioticulture en Europe (SUDEVAB). Lui-même évoque une opportunité de diversification pour les ostréiculteurs, une profession souvent confrontée à la surmortalité des huîtres. Mais il reconnaît que les investissements sont lourds et que la filière économique est encore fragile. Un défi au long cours pour celui qui ne manque pas d'enthousiasme.

© ZEPPELIN
















LES PHOTOGRAPHES ZEPPELIN
Géographes et photojournalistes, Bruno VALENTIN et Julien PANNETIER ont fondé ZEPPELIN en 2008. Ils voyagent pour comprendre comment les Hommes gèrent et utilisent l'espace. Ils travaillent main dans la main pour réaliser des reportages et les proposer à la presse française et internationale. Du golfe du Bengale à l'aiguille du Midi, des moines de la Grande Chartreuse aux officiers de la Marine nationale, ils signent toutes leurs images ZEPPELIN.