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MEZCAL L'ESSENCE DE L'ALTIPLANO
ESTACIÓN IPIÑA, AHUALULCO, SAN LUIS POTOSÍ, MEXIQUE © JEAN-FÉLIX FAYOLLE / AGENCE ZEPPELIN
Sous le soleil, les agaves. Lentement, ils s'hérissent de feuilles épaisses pour défendre le sucre dont ils regorgent. Ainsi se dessine l'altiplano entre Zacatecas et San Luis Potosí, un plateau aride que les paysans jardinent collectivement. De l'Agave salmiana, il s'agit de faire une eau-de-vie qui puisse rétribuer les villageois d'Estación Ipiña. Ici, la mezcalera est vieille de quelque 170 ans, et son propriétaire, José Lomelí, est conscient de n'être que le passeur d'un savoir-faire ancestral. Si son outil de production fédère la communauté rurale, il lui incombe aussi des responsabilités. Créateur de la marque Júrame, l'entrepreneur entend ainsi produire un mezcal éthique, en replaçant le paysan au cœur de son terroir.
Les jardiniers du désert
Produit dans huit États du Mexique, le mezcal est une eau-de-vie d'agave, un genre de plante vivace dont on dénombre plus de 200 espèces. Si toutes sont autorisées pour son élaboration, une trentaine d'entre elles intéresse les distillateurs. Sur l'Altiplano potosino-zacatecano, à plus de 2000 mètres d'altitude, c'est l'Agave salmiana qui pousse spontanément. Cette région aride et rurale est délimitée par des ejidos qui succèdent aux haciendas et autres latifundos. Il s'agit de propriétés collectives, chacune ayant été attribuée à un groupe de paysans pour qu'ils la mettent en valeur, suite à la Révolution mexicaine de 1910. Ce sont donc les villageois qui cultivent ces terres et vendent leurs agaves aux producteurs de mezcal.

À Estación Ipiña, petit village à 45 km au nord-ouest de San Luis Potosí, les 250 habitants sont respectueux du temps. Sur les 9000 hectares dont ils disposent, certains vivent de l'élevage de chèvres ou de vaches, de la production de fromage, de la culture de maïs ou de nopales (figuiers de Barbarie), mais ici le principal employeur c'est la distillerie Júrame. Régulièrement, les paysans partent couper le « maguey », comme ils l'appellent l'agave, que du personnel de la mezcalera ramènera en camion. Pour arriver à maturité, l'Agave salmiana a besoin de 10 à 14 ans de croissance en pleine terre. Il doit être castré quand le quiote, longue hampe où se forment les fleurs, commence à pousser. Naturellement, chaque agave meurt après sa floraison, donc pour les paysans, autant le laisser vivre encore deux ans sans son quiote pour qu'il continue de se charger en sucre. Les agaves se multiplient également par leurs racines, formant des drageons que les paysans savent replanter à proximité avant qu'il ne se mette à pleuvoir. Cela assure une reproduction suffisante pour les intérêts de la communauté vis à vis du milieu naturel.

La mezcalera Júrame emploie 53 personnes qui vivent toutes dans le village. Pour elles, il s'agit d'abord de cuire les magueyes que les paysans ont débarrassé de leurs feuilles. Chaque cœur (piña) pèse en moyenne 60 kg, mais certains peuvent atteindre 300 kg. Pendant une semaine, ces énormes masses fibreuses sont mijotées à la vapeur, passant du vert au brun, dégageant une douce odeur de caramel. Elles sont ensuite broyées sous plusieurs meules en pierre pour en extraire le suc. Si le moteur thermique remplace aujourd'hui la force du cheval, le procédé est inchangé depuis bientôt deux siècles. Fermenté avec diverses levures, le jus mousseux est finalement distillé pour obtenir une boisson translucide et parfaitement incolore. Ainsi naît le mezcal, dont l'appellation requiert un volume d'alcool compris entre 35 et 55 %. Au sein de la maison Júrame, il faut compter 30 à 35 kg de cœurs d'agave pour produire un litre de mezcal, le «  joven » (alcool blanc) titrant à 37 %, et le « reposado » à 39 %. Ce dernier a passé six mois dans des fûts de chêne pour arrondir ses arômes, le bois lui donnant d'ailleurs une jolie teinte jaune. Mis en bouteilles au sein de la mezcalera, ce produit phare de l'altiplano revient pourtant de loin.
Un cueilleur (desvirador) affûte sa machette dans l'altiplano. Au milieu de cette région aride, on s'apprête à tailler les agaves pour en faire du mezcal. © JEAN-FÉLIX FAYOLLE / AGENCE ZEPPELIN
Une distillerie ressuscitée
Le mezcal n'était pas produit avant la colonisation. Il existait seulement le pulque, une fermentation à base de sirop d'agave (aguamiel), offrant une boisson douce et légèrement alcoolisée que d'aucuns comparent au vin bourru. Dans l'État de San Luis Potosí, les mezcaleras sont apparues dans les années 1840-50. Celle de Júrame, alors baptisée « La Flor », existait déjà en 1857. Vingt-trois ans plus tard, on comptait 256 exploitations similaires dans l'Altiplano potosino-zacatecano. Créatrice d'emplois, cette nouvelle agriculture a attiré de nombreuses familles qui se sont installées au milieu du désert. Mais au début du XXème siècle, le secteur d'activité s'effondrait déjà, avec seulement 23 exploitations en 1940. Démunies, les communautés rurales ont sombré dans une grave crise sociale. Quant à la mezcalera La Flor, elle fermera ses portes en 1975.

Après plus de trois décennies à l'abandon, un couple s'enquiert de l'outil de production. José Eduardo Lomelí Robles, alors professeur d'économie et en charge de plusieurs commerces, et son épouse, Elia Viramontes Bautista, rachètent la mezcalera, mais elle est trop vétuste. Faute de rentabilité, ils ferment à leur tour, rouvrent, investissent encore, et non sans détermination, finissent par déposer la marque Júrame. Ce nom, qui signifie littéralement « Jure-moi », assoit trois piliers fondamentaux pour une production raisonnée du mezcal, comme un pacte entre la communauté et le maguey. Le premier est un serment à la terre, pour que le maguey puisse continuer de pousser à maturité et de manière sauvage. Le deuxième est un serment au temps, celui de la communauté qui aime le calme et la contemplation, et dont il ne faut pas interrompre les fêtes et les traditions ; le temps nécessaire à l'élaboration du mezcal selon des procédés traditionnels, avec un maguey mûr et une cuisson lente. Enfin, le troisième serment est fait à la mémoire collective, pour que la mezcalera et ses savoir-faire perdurent éternellement, permettant à la communauté de continuer à vivre sur ses terres. Un défi d'autant plus qu'en 2023, il ne reste plus que trois autres mezcaleras en activité dans le secteur : Santa Teresa, Saldaña et La Pendencia.

Le propriétaire exploitant de Júrame est très investi dans la vie locale. Par ailleurs directeur de l'Instituto Cervantes Apostólica, une école internationale à San Luis Potosí, José Lomelí ne perd jamais une occasion d'aider la communauté rurale. Ici, dans le village de Estación Ipiña, l'entrepreneur souhaite notamment pallier les carences médicales et éducatives. Ainsi emploie-t-il des villageois, dont des jeunes pour qu'ils puissent financer leurs études. Avec sa femme et des professeurs de son école, il offre également des cours de soutien scolaire aux enfants. Avec des amis médecins bénévoles, il propose des visites médicales et ophtalmologiques une à deux fois par mois. Grâce à des dons privés, il permet aux villageois d'acquérir des lunettes à leur vue pour quelque 50 pesos (2,50 euros). Autant de services sociaux qu'il exige de troquer contre des sacs remplis de déchets recyclables que les habitants veulent bien lui ramener. Plus qu'une sensibilisation à l'écologie, cela évite qu'ils brûlent, abandonnent ou enterrent leurs déchets dans la nature qui les nourrit.

Jean-Félix Fayolle
LE PHOTOGRAPHE JEAN-FÉLIX FAYOLLE
Engagé dans la photographie sociale documentaire, Jean-Félix concentre son travail sur des personnes laissées en marge de la société, notamment dans des zones urbaines complexes en Amérique Latine, aux Philippines et en France. Suite à sa contribution à des projets d'éducation à l'image au sein de l'association Kouakilariv', il cofonde le collectif Iris Pictures. Installé à Nantes, sa région d'origine, il répond également à des commandes pour des collectivités, des entreprises, des associations et pour la presse.
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