Première plongée à -100 m au Groenland
Évoluer et explorer la zone des 100 m était un objectif et en passant la barre des 100m on ouvre symboliquement ce champ exploratoire. Ceci étant, 100 m en plongée c’est un peu comme la centième plongée, ce n’est pas très différent de la 95 ème ou pour le coup de 95m mais c’est un marqueur dans le temps. La 100 ème plongée c’était il y a 18 ans et j’avais 18 ans. Il y aura eu pas mal de bulles de faites avant de me mettre à la plongée trimix puis au recycleur pour pouvoir enfin aller chercher plus bas là où peu de personnes ne vont et où chaque plongée devient un peu plus qu’une promenade. La plongée profonde est une autre discipline, c’est une autre façon d’appréhender la plongée et c’est pourquoi il fallait d’abord être d’accord avec Ghislain sur la façon d’aborder ce type de plongée au Groenland. On a prit le temps d’en discuter et pour avoir ensemble jouer un peu trop près de la ligne rouge par le passé, l’échec aurait été de se laisser griser. Surtout ne pas se laisser tenter ou tenter l’autre et griller des étapes. Aujourd’hui c’est finalement le respect d’une progression menée avec sérieux pendant 4 mois qui me surprend le plus et qui me fait le plus plaisir. Réaliser des plongées profondes demandes à bien connaître son binôme en plongée. La complicité sous l’eau se construit depuis de nombreuses années avec Ghislain mais elle a prit là une toute autre ampleur avec cette vie en vase clos à bord du Why et l’enchaînement des plongées et de leur préparation. C’est à force de plonger ensemble qu’avec Ghislain on a apprit à décrypter nos comportements et attitudes. Cela permet de savoir dans quelle ambiance intérieure l’autre se trouve et faire les bons choix au cours de la plongée, ceux qui ne nous mettent pas dans une situation propice aux accidents.
Si cette complicité est importante et est à mes yeux indispensable il a aussi fallut s’exercer et c’est pas à pas que l’on s’est aventuré plus profond. Chaque profondeur a été validé par une série de plongées à la même profondeur pour prendre nos marques tels que la durée de la descente, le temps fond, l’obscurité, la longueur des paliers et le froid… Les paliers n’ont cessé d’augmenter jusqu’à durer plus d’une heure entre 9 m et la surface ce qui n’est pas anodin quand l’eau est en dessous de zéro. Il s’agit de ne pas souffrir d’une impatience qui fait de ces paliers une barrière nous emprisonnant à quelques mètres de la surface. Le froid et la fin de plongée ne doivent pas devenir une obsession. A force de dérouler ces plongées on sait à partir de quand le froid devient une gêne qui finit par se faire oublier puis de nouveau s’imposer et nous plonger dans un état pas franchement dynamique. On connaît l’histoire, on a déjà vécu la plongée avant même de s’immerger ce qui rend les choses beaucoup plus faciles.
Au fur et à mesure on a répété les procédures d’urgence, confirmé nos choix de mélange, vérifié nos consommations en gaz, assimilé le comportement des recycleurs dans ces conditions de froid et ainsi identifier des solutions aux petits problèmes rencontrés et acquit des gestes plus surs et plus efficaces.
En même temps que Ghislain et moi descendions de plus en plus profond l’équipe de secu surface a beaucoup observé, reproduit les mêmes gestes et ajusté les procédures pour les rendre plus adaptées aux situations. L’équipe est maintenant rodée et Lucas l’homme consciencieux du bateau est parfait dans ce rôle. On sait qu’en cas de problèmes il n’y aura pas d’erreurs, Emmanuelle et lui ont leurs propres repères pour décrypter notre comportement depuis la surface. Suivant le profil de plongée et la nature du site on sait qu’ils auront les bons reflexes et une idée juste de la situation.
Tout ceci a prit du temps mais comme souvent c’est moins l’objectif atteint qui est intéressant que le parcours. A ce sujet, réaliser une plongée à 100 m par 80° Nord, c’est une histoire de plongée mais c’est surtout un défi à organiser…
Martin

Ghislain et Martin s’équipent de leurs combinaisons chauffantes avant de partir plonger.
© Lucas Santucci / Under The Pole
Pourquoi plonger à 100 m en région polaire ? Parce-que ces profondeurs nous attendent, et que l’exploration est le propre de l’homme, parce-que c’est un défi logistique, technique et humain et qu’on aime les défis, parce que je rêvais d’aller voir…
Plonger à 100 m, 110 m ou 90 m très au Nord du Cercle Polaire ne s’improvise pas et nécessite des moyens, du temps et de l’expérience. Car la plongée profonde polaire combine deux disciplines techniques : la plongée profonde, largement répandue dans le monde, et la plongée polaire, qui l’est déjà beaucoup moins. Mais aussi parce-que comme dans toute région isolée, il faut rassembler sur place le matériel indispensable. Et dans une région où il n’y a rien – ou peu –, il faut penser à tout. Scaphandres, recycleurs, bouteilles de secours, détendeurs en nombre, combinaisons et sous-combinaisons chauffantes, chaux, hélium, oxygène, compresseurs, surpresseur, plombs, dévidoirs, mousquetons… mais aussi vêtements polaires, matériel de sécurité, nourriture… La liste est longue, le matériel encombrant et le chemin tortueux pour pouvoir en disposer en lieu et heure. Il faut ensuite un bateau suffisamment grand pour le stocker : un navire qui puisse accueillir une équipe et lui permettre de vivre confortablement là où la vie est dure voir impossible.
C’est pour toutes ces raisons que plonger profond en région polaire ne peut se faire que dans le cadre d’une expédition lourde et c’est aussi pour cela qu’à ma connaissance cela n’avait jamais été fait auparavant.
Tout à l’Est de la Baie de Qaanaaq, comme pour nous rappeler que nous sommes au bout du monde, notre plongée du jour se prépare sur le pont du WHY. Non loin de quelques icebergs et plaques de banquise du glacier – prémices de la calotte du Groenland – nous avons choisis de plonger sur l’île de Quajarqissârssuaq (n’essayer pas de le prononcer!), dans une météo que nous n’avons elle pas choisie : il bruine, il pleut, il fait froid et humide. Autant dire qu’au moment de sauter dans l’eau entre 0°C et 2°C, ce climat, la couleur sombre et la perspective d’une longue immersion dans le noir m’amène à rêver à des latitudes plus clémentes. Mais depuis quatre mois que nous répétons ces plongées, nous nous sommes faits à ces conditions difficiles qui cachent parfois des paysages et des couleurs qui n’ont rien à envier à certaines destinations plus tropicales.
Le matériel préparé, un court briefing vient rappeler à tous que la plongée profonde est une affaire sérieuse, le risque serait de banaliser ces descentes et de relâcher notre vigilance sous l’eau et en surface. Vient ensuite la « danse des clics-clacs » pendant laquelle Emmanuelle et Lucas veillent à ce que tout le matériel vienne se clipser autour de Martin et moi : sangles, gants étanches, bailouts, parachutes. L’ambiance est détendue parce que l’opération est bien rodée après cinq mois d’expédition. Aujourd’hui, nous projetons de descendre à 100 m, mais lorsque je saute à l’eau, ce n’est guère différent des nombreuses plongées réalisées à 80 puis 90 m les mois passés. Je récupère mon scooter surmonté de ma caméra et ses phares et rejoins mon binôme au pied de l’île. Il est prêt et fait ses dernières vérifications. Martin et moi nous sommes rencontrés en 2000 alors que nous préparions le monitorat de plongée sous-marine aux Glénan. Les années d’enseignement et la camaraderie qui les accompagne ainsi que les excursions en plongée souterraine qui s’en sont suivies nous ont marquées d’une même empreinte. Aujourd’hui, alors que nous dominons de 100 m un talus sous-marin plongé dans le froid et le noir, cette complicité née d’une passion commune pour la plongée nous permet de nous immerger sereinement après un dernier et furtif regard.
Nous relâchons la gâchette de nos scooters à 6 m pour faire quelques derniers ajustements de confort et reprenons notre descente. Cette phase de la plongée est toujours plus lugubre que la remontée qui se fait en direction de la lumière. Seconde après seconde, mètre après mètre, le fond défile sous nos yeux. Nous slalomons entre les rochers, sautons les petits tombants et nous enfonçons plus encore. A 30 m, j’allume mes phares car la pénombre s’installe. La faible visibilité rend la descente longue, surtout les 2 premières minutes. Nous venons de changer de monde et même avec l’habitude, il faut reprendre ses repères. 60 m… il en reste encore 40 et déjà mon ordinateur égrène les minutes de décompression obligatoires et abaisse ma profondeur plafond à ne pas dépasser à la remontée sous peine d’accident de décompression. 80 m… la descente est maintenant rapide et dans quelques secondes nous serons à 100 m. La visibilité s’est améliorée, nous sommes dans un noir absolu et notre environnement se réduit au cône de nos lumières.
Ça y est, les 100 m sont là, j’arrête mon scooter et me redresse pour m’imprégner du lieu. Le sol est jonché de coquilles et les rochers environnants sont surmontés de crinoïdes. Encore un regard avec Martin, un peu plus long cette fois, qui raconte à la fois l’intensité et la concentration du moment et la satisfaction de réaliser enfin et ensemble notre première 100 m. Quelque part dans les eaux de cette baie nagent des bancs de narvals et je me plais à rêver d’une rencontre. Je suis heureux et profite pleinement de ces minutes à naviguer quelques 103 m sous les plaques de banquise et les icebergs. Cela fait 15 minutes que nous nous sommes immergés et d’un signe de tête, nous entamons maintenant notre remontée. Jusqu’à 50 m, elle est franche, au dessus, elle sera de plus en plus lente et jalonnée par des paliers à rallonge.

Sommes nous dans Abyss ou Avatar?
Au Groenland, les ptéropodes « volent » par milliers autour des plongeurs rendant les paliers contemplatifs.
© Martin Mellet – Lucas Santucci / Under The Pole
Arrivés à 6 m, nous passons sous oxygène pur dans nos recycleurs et envoyons un parachute pour signaler à l’équipe de surface que tout va bien. Nous échangeons quelques mots par plaquette interposée. C’est aussi un moment de relâche car alors proche de la surface, nous sommes à l’abri. Les minutes s’égrènent, nous parcourons la pente pour explorer ce qu’elle recèle et réaliser quelques images. Saisi de fatigue, j’aime aussi ne plus rien faire, m’immobiliser et ne rien voir d’autre que ce qui défile devant mes yeux passifs. En quelque sorte, me mettre en veille quelques minutes, mais sans jamais être complètement éteint. Je ressens le froid mais n’en souffre pas. J’ai bien senti de l’eau rentrer doucement par une fuite de ma combinaison, mais rien de grave. Enfin, mon ordinateur m’indique la fin des paliers et m’autorise à revenir en surface. Comme convenu, nous prolongeons par 20 minutes à l’oxygène, en prévention. Enfin, après 2 heures de plongée, nous émergeons à proximité d’Emmanuelle et Lucas qui nous surveillaient depuis le semi-rigide. Nous livrons nos premières impressions et échangeons surtout de larges sourires. Que de chemin parcouru et de nuits blanches passées ensemble depuis qu’Emmanuelle et moi avons décidés de nous lancer un jour de décembre 2010, et que Lucas nous a rejoint quatre mois plus tard pour tout organiser avec nous. Ensemble, nous prenons la route du WHY. La brume s’est levée et nous percevons autour de nous la splendeur d’une nature forte. Je suis heureux d’avoir fait cette première plongée à 100 m ici, tout au bout de la baie de Qaanaaq, dans le nord du Groenland. Ce soir, nous fêterons ça ensemble.
Une performance, c’est avant tout l’œuvre d’une formidable équipe présente autour de nous ce jour là : Emmanuelle Périé Bardout, Priscilla De Alba, Anthony Savary, Lucas Santucci, Victor Rault, Hugues Gerault, Robin… ainsi que tous ceux qui étaient avec nous il y a encore peu ou qui sont restés à terre : Romain Pete, Daniel Cron, Pierre Samuel, Julien Hugon, Loic Caudan, Yann Lebreton, Roland Jourdain, Pierre Grossmann, Alexis Blanc, Dominique Santucci, Jean-Gabriel Leynaud, Guillaume Marion, Bertrand Fournier, Pascal Drouan, Sylvain Pujolle, Eric Carret, Pifou Dargnies.
Merci à tous d’avoir cru dans ce projet et d’y avoir consacré tant d’énergie. Merci à nos partenaires de rendre ce projet possible, en particulier à la Fondation d’Entreprise Air Liquide, Explore – Fonds Roland Jourdain pour les nouveaux Explorateurs -, EIF Innovation et Alsatis.
Encore une belle année à venir sous glace, sans glace, dans la nuit polaire, au printemps, en bateau, en chiens de traineaux, ça va être intense!
Ghislain
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Note : Depuis, plusieurs plongées sous la barre des 100 m ont été réalisées au mois d’août dont la dernière – pour l’instant – à – 112 m avant le départ de Martin pour la France.