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PERMAFROST LE FROID N'EST PLUS ÉTERNEL
YAKOUTIE, RUSSIE © NATALYA SAPRUNOVA / AGENCE ZEPPELIN
La glace fond. C'est un fait indéniable du changement climatique, mais aujourd'hui, cela ne touche plus seulement les montagnes et les océans. Le sous-sol des hautes latitudes est également victime du réchauffement de la planète. Désormais, ce que l'on appelle « permafrost » n'est plus considéré comme éternel.
Le permafrost (ou « pergélisol » en français) correspond aux parties supérieures de la croûte terrestre dont la température reste négative, atteignant jusqu'à –15°C. Il couvre quelque 25 millions de kilomètres carrés, soit 20 % des terres émergées de la Terre. Il représente 10,7 millions de kilomètres carrés en Russie, et 7,2 millions en Amérique du Nord (Alaska et Canada confondus). Aux deux continents, les mêmes symptômes.

Bête curieuse des scientifiques, le permafrost peut atteindre une profondeur de 1,5 kilomètre. Figé par le froid, ce gigantesque bloc comporte des sections entières de glace qui sont restées gelées sous terre pendant des milliers d'années. Aujourd'hui toutefois, le réchauffement atmosphérique dans les régions arctiques engendre une fonte massive. Une fois ramolli, le sous-sol provoque de nombreux désagréments pour les populations locales : affaissement des terrains, effondrement des bâtiments, rupture d'oléoducs, déformation des routes, inondations, perturbation des écosystèmes.
Nikita Zimov, directeur de la Station scientifique du Nord-Est en Yakoutie, observe le dégel de la couche de permafrost à Duvanny Yar, située le long de la rivière Kolyma, au-dessus du cercle polaire arctique. Ce glissement de terrain est dû à la dégradation des terres accélérée par le réchauffement des températures dans la région arctique. La formation de ce permafrost baptisé « Yedoma » a débuté il y a 2,58 millions d'années et s'est poursuivie jusqu'à 11 700 ans avant le présent. © NATALYA SAPRUNOVA / AGENCE ZEPPELIN
L'herbe des mammouths
En Russie, la Yakoutie est le berceau du permafrost dont le plus grand morceau couvre un peu plus de 3 millions de kilomètres carrés. Cette région de la Sibérie orientale se distingue par son climat nettement continental, caractérisé par de longs hivers avec des températures inférieures à –40°C, voire –60°C. Les étés n'y durent qu'un à deux mois, mais ils suffisent à dégeler la couche supérieure de la terre, permettant ainsi le développement de la végétation. Âgée de plus de 700 000 ans, cette masse compacte a ainsi accumulé énormément de matière organique. En certains endroits, on retrouve même les racines de l'herbe que broutaient les mammouths, comme figées dans le temps, saison après saison.

Au milieu de ce gigantesque congélateur se trouve le village d'Oymyakon. Situé à 700 km à l'est de la capitale Iakoutsk, c'est d'ailleurs le site habité en permanence le plus froid de la planète. Installés sur des terres gelées, les habitants s'occupent principalement d'élever des vaches, des chevaux et des rennes, complétant leur alimentation avec la chasse et la pêche. Quant aux maisons, le froid extrême ne permet pas de les équiper de l'eau courante. Pour s'en procurer, les villageois se font livrer de l'eau de la rivière par camion-citerne, mais le plus simple reste encore d'aller découper des blocs de glace. Une centrale à charbon fournit le réseau de chaleur, mais certaines maisons trop isolées doivent être chauffées une à une au feu de bois.

Établi au fond d'une immense cuvette naturelle, le village d'Oymyakon endure des records terrifiants. Vallées fermées, éloignement de l'océan, journées d'hiver courtes, faible rayonnement solaire et anticyclones sont les principaux facteurs du refroidissement intense de la masse d'air. Mais depuis les fameux –71,2°C enregistrés en 1926, les météorologues constatent des bouleversements qui contribuent au dégel du permafrost. Malgré une température moyenne annuelle plutôt stable, la région connaît désormais des anomalies thermiques, des chutes de neige abondantes et de nombreux incendies de forêt. La chaleur estivale, de plus en plus forte, assèche la végétation nécessaire à l'élevage, mettant en péril les activités traditionnelles. Pire, certains scientifiques estiment que l'affaiblissement de ce « pôle du froid » pourrait provoquer une réaction en chaîne climatique, et une catastrophe à l'échelle planétaire.
À Oymyakon, le village habité le plus froid au monde, les poteaux électriques ne tiennent pas droit à cause de la fonte du permafrost. On dit familièrement de ces poteaux qu'ils sont « ivres ». © NATALYA SAPRUNOVA / AGENCE ZEPPELIN
Une bombe à retardement
Selon les chercheurs, le permafrost pourrait fondre avant la fin du siècle, affectant non seulement les infrastructures des populations locales, mais aussi l'ensemble de la biosphère. La décomposition de la matière organique stockée dans le permafrost pourrait libérer entre 2 et 12 milliards de tonnes de dioxyde de carbone et de méthane par an, deux gaz réputés pour leur effet de serre. L'impact du méthane, ayant un « pouvoir de réchauffement global » 28 fois supérieur à celui du CO2, a enfin été abordé par le GIEC de manière poussée dans son sixième rapport d'évaluation (2021-2022). Il faut dire que le risque de voir la machine s'emballer est réel, car plus le permafrost fond, plus il produit de gaz à effet de serre, et plus cela chauffe… Un cercle vicieux auquel il faut rajouter le spectre des bactéries anciennes, ainsi que les virus libérés du sol et leurs conséquences sur la santé humaine et animale.

Si les efforts entrepris pour pallier ce réchauffement sont encore minimes, il est une tentative qui mérite de s'y attarder. Celle de Sergueï Zimov, un géochimiste russe qui, en 1996, a fondé le Centre de recherche sur le permafrost en Yakoutie. Depuis, c'est son fils Nikita Zimov qui a repris le flambeau. Au sein d'une réserve naturelle de 20 km² baptisée « Parc du Pléistocène », l'écologue tente de limiter le dégel en recréant l'écosystème du temps des mammouths. Il a rassemblé yaks, bisons, rennes, chevaux, chèvres et même des chameaux, autant d'herbivores qui jugulent la végétation en été, et enlèvent d'épaisses couches de neige en hiver (la neige maintient la terre au chaud). Ainsi découvert, le sol peut respirer et se refroidir. Cette expérience, si elle était menée à plus grande échelle, pourrait peut-être protéger le permafrost, et plus généralement le climat des zones arctiques.

Natalya Saprunova
LA PHOTOGRAPHE NATALYA SAPRUNOVA
Née au nord du cercle arctique, à Mourmansk, en Russie, Natalya a d'abord travaillé comme photojournaliste pour le quotidien Le Messager de Mourmansk pendant ses études supérieures de français. Arrivée en France en 2008, elle exerce dans le marketing avant de se faire naturaliser Française et de revenir à la photographie. Diplômée de l'École des métiers de l'information (EMI) à Paris, elle continue d'explorer les problématiques de la société moderne liées à l'identité, la jeunesse, l'environnement et la spiritualité. Passionnée par la transmission des savoirs, elle donne également des cours à l'école Graine de photographe à Paris.