Dhaka : les galériens du cabestan
Furieux, le patron surgit sur son chantier pour sermonner le coupable avant de le virer à coups de pied. Dénoncé par un contremaître, l'adolescent faisait semblant de travailler depuis des heures.
Ses camarades ne le regretteront pas : le cabestan est un travail d'équipe qui n'admet ni les faibles, ni les tricheurs.
Au Bangladesh, sur tous les chantiers, dans toutes les usines, ce genre de scène est quotidienne.
La surpopulation, le manque d'infrastructures et la corruption généralisée ont engendré une précarité sociale qui laisse peu d'opportunités aux ouvriers.
Pourtant, nombreux sont les paysans qui quittent leur rizière pour trouver un emploi à Dhaka.
Chaque jour, les trains, bus et bateaux convoient des milliers de migrants, des travailleurs bientôt rejoints par leur famille qui sont autant de bouches à nourrir.
Pauvres et pour la plupart sans formation, ils ne tardent pas à venir grossir les bidonvilles de la capitale.
Les plus forts sont fréquemment employés pour décharger des tonnes de sable, les plus jeunes s'activent dans les ateliers textiles, et les plus faibles trouvent la force de concasser des briques.
Dans ce contexte peu réjouissant, certains acceptent de travailler à la réparation des bateaux.
Le chantier naval de Dhaka est situé le long de la Buriganga, une rivière noircie par les égouts et les tanneries.
C'est là que s'entassent les péniches et les ferrys éprouvés par des années de navigation hasardeuse.
Des soudeurs, des mécanos et des électriciens s'activent à bord des structures métalliques qui résonnent du fracas incessant des marteaux.
Du matin au soir, ils tapent pour faire tomber la rouille. De ce formidable tintamarre s'échappent des cris puissants : ce sont des gars qui s'encouragent.
Ils tournent autour d'un cabestan : un axe vertical muni de deux leviers autour duquel s'enroule un câble.
Large d'une dizaine de mètres, il permet de combiner la force de plusieurs hommes pour tirer des bateaux hors de l'eau.
Cet engin abrutissant aurait dû disparaître avec l'avènement du treuil électrique, mais au Bangladesh, certains exploitants préfèrent encore payer quelques ouvriers dociles plutôt que d'investir dans une grosse machine capricieuse.
Une trentaine d'hommes s'activent ainsi pour haler une péniche, centimètre par centimètre.
Les meneurs vocifèrent des rengaines pour exciter les forçats qui répondent en chœur : « He-ya, Al-lah, He-ya, Al-lah ! ».
Le chant soutient la cadence des braves qui endurent telles des bêtes de somme. Pourvu que le câble tienne bon !
La tâche prend parfois plusieurs jours et les hommes amaigris doivent se reposer. La plupart se contentent d'un plat de riz aux lentilles pour reprendre des forces.
Quelques uns se lavent dans la Buriganga qui sera bientôt en crue. Avec les pluies de mousson, l'eau teintée de limons emportera les jacinthes d'eau jusque dans le golfe du Bengale.
Là-bas, un autre drame se joue. Poussés par la misère, des gars du Nord sont venus travailler dans les chantiers de Chittagong. Mais pour une saison bien payée, ils y laisseront peut-être la vie.
Le démantèlement à Chittagong : une affaire sale et dangereuse
Triste sort de la mondialisation, les navires de commerce meurent là où naissent les chemises. A Chittagong, leur démantèlement est grandiose mais terrifiant.
Sur 15 km de plage s'alignent des cargos décharnés par des milliers d'hommes aux pieds nus. Le sol est jonché de plaques redressées à coups de masses, tel un perpétuel carambolage.
L'acier brûlant emplit l'air grisâtre qui prend à la gorge. D'autres pataugent dans la vase pour purger les carcasses suintant leur pétrole. Un capharnaüm où la mort guette le moindre faux pas.
Chaque année, des centaines de navires succombent à la rouille, à la corrosion et à la fatigue du métal. Jugés inaptes, ils sont revendus aux plus offrants.
En Asie du Sud, les chantiers de démantèlement sont très compétitifs puisqu'ils pratiquent l'échouage.
Cette méthode est la moins chère qui soit, mais c'est aussi la pire, puisqu'elle implique de découper l'épave directement sur la plage.
Le navire doit d'abord être échoué d'aplomb pendant les grandes marées, de sorte que le treuillage soit moins long et moins coûteux.
A marée basse, les hommes se chargent de le découper en tronçons afin qu'il soit treuillé morceau par morceau jusqu'en haut de la plage.
Ces tronçons sont ensuite débités en plaques de métal afin de satisfaire aux exigences des 350 laminoirs installés à proximité.
La ferraille sera transformée en poutres ou en fers à béton pour répondre à la croissance urbaine du pays.
Ce qui a commencé dans les années 1960 avec un bateau involontairement échoué à Chittagong est devenu la partie la plus importante de la production d'acier au Bangladesh, répondant à 35% de la demande nationale actuelle de 5 millions de tonnes (2015).
Le secteur emploie plus de 20 000 ouvriers dans une cinquantaine de chantiers :
ces chiffres étaient deux fois plus importants il y a quelques années, ce qui n'a pas empêché le Bangladesh de devenir le premier des pays démanteleurs.
En 2015, 61% des 768 navires de haute mer vendus à la ferraille ont été désossés en Asie du Sud.
L'Inde et le Bangladesh ont traité le même nombre de navires, mais ceux du Bangladesh étaient bien plus gros.
L'absence d'équipements de protection engendre de nombreux accidents. Les formations professionnelles n'existent pas, sinon quelques bons conseils pour survivre.
Parmi les plus cocasses, il en existe un qui consiste à descendre des poulets au bout d'une corde pour déceler la présence de gaz mortels.
La débrouille est précieuse, mais le manque de rigueur conduit à de fréquentes intoxications.
L'utilisation des chalumeaux occasionne des incendies et des explosions dus au dégazage des soutes ou des citernes.
Il arrive que les ponts rouillés cèdent sous leurs pieds, ou qu'ils soient écrasés par une chute de débris.
Les carcasses sont de véritables pièges pour ces hommes qui travaillent avec la peur au ventre. La presse locale recense une quinzaine de morts par an…
mais combien sont estropiés ou gravement brûlés ? Et combien souffrent d'une maladie sans diagnostic ?
Chaque navire traîne avec lui des substances dangereuses. Les éclats de peinture et d'antifouling contiennent des PCB, des métaux lourds et des biocides.
Les eaux de cale concentrent du liquide de refroidissement, des lubrifiants et du carburant.
Les eaux de ballast accumulent des micro-organismes (plancton, virus et bactéries) potentiellement envahissants et pathogènes.
Tous ces produits toxiques pour l'environnement ont des conséquences évidentes sur la santé humaine. Qui plus est, la plupart de ces vieux bateaux sont calfeutrés avec de l'amiante.
Autant dire que tous les ouvriers contracteront une maladie d'ici un demi-siècle. Ici, un homme meurt en moyenne 20 ans plus tôt que le reste de la population masculine au Bangladesh.
Une législation plus efficace pour contourner l'Asie
Le démantèlement naval diffère considérablement dans les pays développés. Là-bas, les ferrailleurs sont soumis à la convention de Bâle qui tente d'encadrer les transports de déchets dangereux et leur élimination.
Depuis 2004, l'Union européenne considère le navire en fin de vie comme un déchet à part entière. Dès lors, les navires battant pavillon d'un Etat membre de l'UE doivent être démantelés dans des pays de l'OCDE.
Quoique ce règlement est quasi systématiquement contourné par les armateurs.
Les vieux navires sont souvent achetés par des intermédiaires basés à Londres, Hambourg, Dubaï ou Singapour.
Ces courtiers en profitent pour immatriculer les navires sous un pavillon de complaisance, si ce n'est pas déjà fait par l'armateur.
Peu contraignant en matière de fiscalité, de sécurité ou de droit du travail, ce pavillon permet également d'aller échouer le navire en Asie.
En 2009, la Haute Cour du Bangladesh avait ordonné aux chantiers d'appliquer les principes de la convention de Bâle.
Mais tandis que les autorités gouvernementales ont continué de fermer les yeux sur les faux certificats de conformité, les poubelles flottantes n'ont jamais cessé de s'échouer.
L'impunité de ces puissants industriels a tout à voir avec la corruption qui gangrène le pays.
Pour pallier les lacunes du droit international, les Etats membres de l'OMI ont adopté en 2009 la convention de Hong Kong pour « le recyclage sûr et écologiquement rationnel des navires ».
Le texte est particulièrement novateur avec de réelles portées humanistes. Il vise une meilleure traçabilité du navire depuis sa conception jusqu'à son démantèlement.
Le navire devra notamment fournir un inventaire des matières potentiellement dangereuses à bord, tandis que le chantier « certifié conforme » adaptera son plan de recyclage au cas par cas.
Toutefois, l'absolue nécessité de faire adhérer les pays du sous-continent indien laisse entendre que cette convention ne pourra jamais entrer en vigueur. En 2016, seuls 4 pays l'ont ratifié.
Le projet de règlement européen dénouera peut-être la situation. Applicable d'ici 2018, ce nouveau texte obligera les navires battant pavillon communautaire à utiliser des chantiers agréés par l'UE.
Pour l'instant, la Commission n'a pas spécifiquement prohibé l'échouage qui est essentiellement pratiqué en Asie du Sud.
Auquel cas, la Chine et la Turquie seraient favorisés, puisque depuis quelques années, ces deux pays adoptent des méthodes de démantèlement plus sûres.
En attendant la publication de cette fameuse liste blanche, certains chantiers d'Asie du Sud ont cimenté leur plage pour crédibiliser leurs préoccupations environnementales.
Mais beaucoup manquent d'argent pour le faire. Et d'ailleurs, comment un chantier installé à même la plage pourrait-il devenir propre et sûr ?
Les principaux intervenants estiment que c'est possible, notamment les armateurs qui cherchent un exutoire pratique et les acquéreurs qui veulent protéger leur modèle économique.
En réalité, l'échouage est une impasse. Le démantèlement est une activité industrielle qui requiert des méthodes industrielles, de l'équipement et des normes. Une plage ne peut répondre à ces besoins.
Mise à part la cale sèche qui est de loin la méthode la plus coûteuse, il serait pourtant envisageable d'effectuer des démantèlements à quai, comme il se fait couramment en Europe et en Chine.
Il semblerait également facile de former et d'équiper convenablement les ouvriers. Seule la pleine maîtrise des polluants sera encore longtemps une contrainte insurmontable.
Quoi qu'il en soit, de tels investissements paraissent trop lourds au moment où la convention de Hong Kong vient justement de certifier « conformes » une poignée de chantiers indiens.
Une opportunité pour le géant du transport maritime Maersk qui a décidé en 2016 d'y échouer plusieurs de ses épaves « de manière responsable », provoquant un tollé chez diverses ONG qui requièrent plus de transparence dans le processus de certification.
Le business du démantèlement ne saurait être plus volatile qu'en ces temps.
2016 : entre marasme économique et espoir juridique
Le transport maritime concentre aujourd'hui 90 % du volume de marchandises échangées à travers le monde.
Reflet de la croissance économique et de la mondialisation, la marine marchande a connu une croissance soutenue ces 40 dernières années.
Mais depuis la crise de 2008-2009 et le ralentissement du commerce mondial, les bateaux en circulation sont devenus trop nombreux et les coûts du fret maritime trop bas.
Parallèlement, le secteur du démantèlement naval a longtemps bénéficié de la hausse des cours de la ferraille, passant de 8 dollars la tonne au début des années 1980 à plus de 600 dollars en 2008.
Depuis lors, le prix de la ferraille chute. La crise économique de 2008 et le développement fulgurant de la sidérurgie chinoise ont entraîné la fermeture de la moitié des chantiers du Bangladesh en 5 ans.
Toutefois, un certain nombre de propriétaires préfèrent attendre que les cours se stabilisent pour vendre leurs navires.
Et il y a fort à parier que l'activité des chantiers redoublera bientôt d'intensité. Malheureusement, la mise en œuvre de réformes coûteuses ne sera pas prioritaire.
En 2016, on peut d'ores et déjà applaudir le projet de règlement européen qui va bientôt publier une liste des chantiers de démantèlement convenables à travers le monde.
Cela va satisfaire l'appel de ceux qui exigent de meilleures pratiques, y compris les investisseurs tels que ABN-Amro et les propriétaires de cargaisons tels que H&M, Stora Enso et Philips.
Aucun d'entre eux ne souhaite être associé à cette sale et dangereuse affaire qu'est le démantèlement en Asie du Sud.
© ZEPPELIN
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