REPORTAGES PUBLICATIONS CONTACT
DE L'OR DANS LES ÉGOUTS
DHAKA (BANGLADESH) + KOLKATA (INDE)  •  PHOTOS © ZEPPELIN
Un trésor se cache sous les trottoirs d'Asie du Sud. Chaque nuit, les plus dégourdis s'immergent dans les égouts pour le découvrir. Crottés de la tête aux pieds, ils remontent des sédiments aussi infects que précieux. Ils cherchent de la poussière d'or que des joailliers peu regardants évacuent avec leurs eaux usées. Pas de quoi ameuter les foules, mais suffisamment pour faire vivre quelques familles.
PRÉAMBULE  L'enquête commence en Inde, lorsqu'un jeune homme sort la tête des égouts. « Shonar ! Ami shonar khutchi ! » (« De l'or ! Je cherche de l'or ! ») répond-il dans un bengali hésitant. Ragu, 20 ans, regarde la foule qui le toise. Originaire d'Agra, il a longtemps travaillé à Delhi jusqu'à ce que les égouts soient rénovés. Avec sa famille qui parle hindi, il est venu travailler à 1 300 kilomètres de chez lui, dans le centre-ville historique de Calcutta. Ensemble, ils amassent des hectolitres de boues méphitiques qu'ils prennent soin de diluer. « Nous trouvons 100 à 150 milligrammes d'or par jour, ce qui représente 200 à 400 roupies », explique son père qui attise notre curiosité. Notre reportage se poursuit au Bangladesh, pays frère du Bengale-Occidental, où la même scène se rejoue chaque nuit.
De précieuses miettes
Les rues sont silencieuses, enfin. Dhaka transpire par une nuit étouffante, sans électricité. Les climatiseurs ont trop tiré sur le réseau, et priorité est maintenant donnée aux usines textiles qui se concentrent au nord de la capitale de quelque 13 millions d'habitants. Dehors plane une odeur de poubelle tiède. Les rats exultent, à peine dérangés par une poignée d'hommes qui s'affairent à curer les boyaux du centre-ville.

Les orpailleurs du monde entier cherchent l'or parmi les alluvions, dans les rivières ou les forêts. Au Bangladesh, les filons n'existent que dans les égouts et leur origine est anthropique. Pour le comprendre, il faut rejoindre le cœur de la mégapole et arpenter le quartier de Shakhari Bazar, une ville dans la ville où les vieilles maisons en brique où les vieilles maisons en brique croulent sous un fatras de banderoles et de fils électriques, royaume des macaques. Ici, la minorité hindoue s'est regroupée pour mutualiser son artisanat, notamment la joaillerie qui fait sa réputation. De l'artère principale, où une ribambelle de bijouteries proposent d'impressionnantes parures, les ruelles s'enfoncent jusqu'aux ateliers d'orfèvrerie. À l'intérieur, sur plusieurs étages, une myriade d'artisans travaillent l'or à la lueur de néons capricieux. Leurs gestes sont précis, mécaniques. Les uns brasent, recuisent, trempent, laminent… les autres martèlent, cisèlent, polissent… forcément, quelques poussières s'envolent. Et quelle poussière ! Elle est presque invisible à l'œil nu, mais c'est de l'or. Chaque jour on ramasse ces précieuses miettes, mais les coups de balai ne font pas tout. Et quand vient l'heure de nettoyer les sols à grande eau, les ateliers n'étant pas équipés de filtres, tout s'échappe dans les égouts du quartier. Or, la concentration de joailleries est telle que leurs effluents peuvent valoir cher.
Recroquevillé dans le regard d'un égout, Hassan ramasse les matières qui se sont accumulées dans les recoins pour trouver de l'or. Expérimenté, l'homme ne cherche pas de pépite, mais de la poussière qui se serait échappée des joailleries. Au Bangladesh, ces ateliers ne disposent effectivement pas de systèmes filtrants les eaux usées. © ZEPPELIN
Quatre heures du matin. D'intenses crépitements déchirent la nuit : les muezzins ajustent leurs micros avant d'appeler à la prière islamique. Peu à peu, le claquement des tongs anonymes s'intensifie dans l'aube bleutée. Les cigarettes rougissent, les théières chauffent et les premiers rickshaws s'ébranlent. Coiffés du traditionnel kufi, les hommes quittent finalement la mosquée, emplis de sérénité. L'un d'eux, tout de blanc vêtu, s'arrête au marchand du coin pour boire un jus d'agave, feignant de ne pas voir celui qui patauge à ses pieds. À genoux dans le caniveau, son bras est complètement englouti dans une bouche d'égout. Habib est chercheur d'or. À 54 ans, il poursuit son engagement de subvenir aux besoins de son épouse et de son beau-père. Locataire d'un petit appartement, il n'a que sa santé à revendre. Inlassablement, il écope les cloaques pour recharger sa batée, une auge circulaire et peu profonde qui permet de laver les minéraux. Il commence par malaxer la boue, un obscur mélange de limons, de sable et d'excréments. « Ce boulot n'est déjà pas évident, alors s'il fallait que j'écoute les bien-pensants, je n'aurais même plus de quoi garder la tête haute. Les bien-pensants sont les bien-nés », se défend Habib, d'ordinaire taciturne, qui tourne son « wok » comme un refrain de misère. Entre ses bras, l'eau tourbillonne pour concentrer les particules les plus lourdes. L'or est probablement là, au milieu, mais il en faut plus. Alors il remplit des seaux de boue, encore et encore. Une singulière récolte au milieu de la ville qui se réveille doucement. Après une nuit passée dehors, il est temps pour Habib de rentrer avant que la cohue ne l'empêche de travailler. Derrière lui ne demeurent que des flaques qu'il a pris soin de balayer, par respect pour le voisinage.

Les chercheurs d'or sont une cinquantaine dans le seul quartier de Shakhari Bazar. Ils se connaissent tous, et tous se jalousent les « meilleurs coins ». Certains, plus téméraires, n'hésitent pas à rentrer tout entiers dans les égouts de la ville. C'est le cas d'Hassan et Ajom. Le premier a 28 ans, le second 32, et ils s'entendent parfaitement pour exécuter les opérations les plus périlleuses. Régulièrement, ils louent leurs services aux municipalités de quartiers dont les canalisations sont bouchées. « Je ne connais pas grand monde qui oserait faire ça, alors on peut dire que ça paye bien », lance Ajom qui regarde son collègue pour savoir s'il n'en dit pas trop. Hassan enchérit : « Quand on est appelé, ça va pour nous. Mais quand le travail manque, on fait comme les autres et on cherche de l'or. » À ceci près qu'ils ont les moyens de payer les propriétaires pour avoir le droit d'accéder à l'intérieur des immeubles, travaillant ainsi au plus près des émissions aurifères.
Un orpailleur s'applique à concentrer les particules les plus lourdes en tournant sa batée. Entre ses bras, l'eau tourbillonne et les boues sont progressivement évacuées. L'or est certainement là, au milieu de la batée, mais il en faut plus. Alors il remplit des seaux de boue, encore et encore. Derrière-lui, un vendeur ambulant fait la tournée des échoppes pour servir des petits-déjeuners. © ZEPPELIN
Mercure et acide nitrique
L'orpaillage est un travail fastidieux qui s'exécute à l'abri des regards indiscrets. À huit heures du matin, Razul et Robbi – un autre binôme – se rapatrient dans un atelier loué pour l'occasion : une sorte de lavoir de 10 m² dont la moitié est occupée par un bassin rempli d'eau noirâtre. Depuis trois jours, c'est là qu'ils passent au crible des centaines de litres de boue avec leurs batées. Un lieu improbable dont l'affiche au mur, figurant deux nourrissons, renforce le caractère insolite. Au bout d'une heure, les compères ont suffisamment concentré leur production pour décider de passer à l'étape suivante, mais au grand air cette fois. Dehors, la chaleur est déjà installée dans la rue devenue inextricable. La fontaine est prise d'assaut, et les rickshaw-wallahs vocifèrent parmi les effluves de pétrole, de tabac et de friture. Pour Razul et Robbi, bouteille d'acide en main, il faut à tout prix trouver un endroit calme.

Parvenus au septième étage d'un immeuble, les deux orpailleurs reprennent leur activité. Razul finit de manier la batée avant d'immerger un gros aimant dans le sable. Un moyen efficace de récupérer boulons d'acier, fils de fer et autres grenailles… il fera le tri plus tard, on ne sait jamais. Robbi sort la bouteille d'acide, vraisemblablement nitrique, pour dissoudre les poussières métalliques sans valeur. Il écarte son compagnon et verse la solution sur le sable métallifère. La réaction est immédiate : le mélange mousse bruyamment et laisse échapper une fumée jaunâtre qui vient piquer les yeux de l'insouciant. Quelques minutes plus tard, l'acide est évacué du récipient. Du nœud de son lungi, Razul sort un petit sac en plastique contenant un liquide argenté : du mercure. Arrivé un peu plus tôt, son père, Satar, se charge du dosage. Méticuleusement, il verse quelques gouttes sur le butin dégrossi. Robbi secoue le récipient avec frénésie pour fractionner le mercure, liquide et volatile. Parmi le sable toxique repose désormais une petite boule semblable à du plomb : c'est l'amalgame or-mercure. Il ne reste plus qu'à allumer un brasier. La pépite est logée dans un creuset en terre, de la taille d'une demie balle de ping-pong, lui-même déposé sur le feu. Robbi souffle sur les braises pour accélérer l'évaporation du mercure, un geste imprudent pour celui qui ignore que l'essentiel du mercure inhalé passe dans les poumons et le sang. Satar sait ce qu'il fait quand il rémunère un tiers pour exécuter ce qu'il interdit à son fils.
Razul observe la pépite d'or tâchée d'impuretés, le fruit de trois jours de travail à deux. Il lui aura fallu remuer près d'une demi-tonne d'excréments pour l'obtenir. De sa valeur bientôt estimée à 2 150 takas (environ 18 euros), il en partagera les bénéfices avec son confrère Robbi. © ZEPPELIN
Une pépite en trois jours
Au fond du creuset apparaît enfin, tâchée de cendre et de terre cuite, une pépite d'or. Sans plus tarder, les trois complices quittent leur laboratoire de fortune pour rejoindre un négociant installé à quelques pâtés de maisons. Satar et son fils s'assoient en tailleur sur le linoléum en attendant le verdict. Imperturbable, l'acquéreur frotte la pépite sur une « pierre de touche », un matériau abrasif où elle laisse une strie jaune. Là-dessus, il soumet plusieurs réactifs, notamment une goutte d'acide destinée à identifier l'or titrant à 24 carats. Celui de Razul et Robbi étant presque pur, la strie n'est pas altérée par l'acide. La pépite pèse 1 ana et 25 roti (soit 3,8 grammes), ce qui vaut alors 2 150 takas sur le marché (environ 18 euros). Le fruit de trois jours de travail pour deux chercheurs d'or.

Il est dix heures du matin quand Razul et Robbi partent se coucher. Le premier vit en appartement, mais le second a moins de chance. Comme la plupart des orpailleurs, il ira là où il dérangera le moins. Mais à cette heure-ci, les toits-terrasses brûlants ont déjà chassé les joailliers qui commencent leur journée. À Shakhari Bazar, le charme désuet des briques ne saurait cacher l'âpreté d'une société surpeuplée, où l'or ne dort jamais.

Julien Pannetier
LES PHOTOGRAPHES  ZEPPELIN
Géographes et photojournalistes, Bruno VALENTIN et Julien PANNETIER ont fondé ZEPPELIN en 2008. Ils voyagent pour comprendre comment les Hommes gèrent et utilisent l'espace. Ils travaillent main dans la main pour réaliser des reportages et les proposer à la presse française et internationale. Du golfe du Bengale à l'aiguille du Midi, des moines de la Grande Chartreuse aux officiers de la Marine nationale, ils signent toutes leurs images ZEPPELIN.