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FÊTE DE L'OURS LES FEMMES SORTENT LES GRIFFES
PRATS-DE-MOLLO-LA-PRESTE, PYRÉNÉES-ORIENTALES, FRANCE  •  PHOTOS © JOANNA MARCHI / AGENCE ZEPPELIN
« Quand tu revêts la peau de l'ours, tu n'es ni femme ni homme, mais simplement un animal », confie Céline, pionnière en son genre de la Fête de l'Ours. Depuis la nuit des temps, cet événement païen marque l'arrivée du printemps et lance les festivités du carnaval. À Prats-de-Mollo-la-Preste, un bourg catalan niché dans le Haut-Vallespir, cette tradition est quelque peu bousculée par un groupe de villageoises. Pour la quatrième année consécutive, Lucie, Fabienne, Céline et leurs acolytes tentent de faire évoluer cet héritage, s'appropriant les personnages de la fête jusque-là joués exclusivement par des hommes. Ces « Ourses à Paillettes », tel qu'elles se désignent, ne reculent devant rien, pas même face à la réticence des habitants et de leurs élus.  LIRE LA SUITE
Alors que les hommes finissent de « raser les ours » sur la place principale du village, les femmes se préparent pour revêtir leurs costumes. En respectant les codes traditionnels, ces Pratéennes ont décidé de s'approprier des rôles jusqu'ici réservés aux hommes. Arborant des casquettes roses et des pulls floqués à l'effigie des Ourses à Paillettes, elles sont aujourd'hui une vingtaine à représenter cette initiative. Et cette année, non pas une, mais deux ourses s'apprêtent à semer la terreur dans le village.





Au centre du village, une fresque illustre la légende locale, selon laquelle un ours sort de son hibernation, enlève une jeune fille et l'emmène dans une caverne pour lui ôter sa virginité. Mais des chasseurs interviennent, libèrent la jeune femme et capturent l'animal, qui est ensuite abattu. La Fête de l'Ours s'articule autour de cette fable, se rapprochant du célèbre conte de Jean de l'Ours : un être hybride né de l'union d'un ours et d'une femme.


Didier a incarné l'ours de 1986 à 1992. « À mon époque, il était difficile de trouver un volontaire pour ce rôle, au point que le comité des fêtes rémunérait l'ours afin d'assurer sa présence. Aujourd'hui, au vu des demandes, les candidats doivent envoyer une lettre de motivation pour être sélectionnés », explique-t-il. Les critères de choix sont stricts : il faut être originaire du village et engagé dans la vie associative, mais surtout, il faut être un homme.
Inscrite au Patrimoine culturel immatériel de l'UNESCO depuis 2022, la Fête de l'Ours attire chaque année un public plus large.


Lucie, 18 ans, est la benjamine des Ourses à Paillettes. Cette année, elle endosse pour la première fois le rôle de l'ourse. L'année précédente, elle était « chasseuse » au sein de ce groupe, mais elle a dû attendre sa majorité pour incarner la fameuse créature.


Didier tient à rappeler que la légende ne mentionne pas de femme dans le rôle de l'ours. « Je suis contre ces Ourses à Paillettes. Elles se sont imposées, mais cela n'a rien à voir avec les traditions carnavalesques. Il faut respecter la tradition, point », tranche-t-il.
CLOCHEMERLE EN PAYS CATALAN
La commune de Prats-de-Mollo-la-Preste abrite quelque 1 200 habitants. Situé à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Perpignan, ce village frontalier de l'Espagne figure parmi les Plus Beaux Villages de France. La rivière Tech coule aux pieds de la vieille-ville fortifiée, elle-même dominée par le fort Lagarde et les crêtes pyrénéennes.





Deux jours avant la fête, les Ourses à Paillettes se retrouvent chez Céline pour coudre leurs costumes. Jessica et Alexandra, les deux couturières du groupe, confectionnent les tenues, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Elles utilisent de la toile de jute pour créer une chasuble et éviter que la peau ne gratte.


La peau de l'ours (en réalité du mouton) est conçue directement sur le gabarit de Céline, pour qu'elle soit correctement ajustée. Ainsi, Malgré l'opposition catégorique du comité des fêtes et des participants masculins, les Ourses à Paillettes réussissent à confectionner leurs tenues et à s'imposer, clandestinement, dans la fête.
En 2023, un an après la création des Ourses à Paillettes, un nouveau rôle est introduit à la Fête de l'Ours : les pastoretes, qui signifie « bergères » en catalan. Vêtues d'une cape, d'un chemisier et d'une jupe, ces personnages accompagnent les ours dans leur course et animent la foule en chantant.


Sarah est pastoreta. Elle est issue d'une famille profondément ancrée dans la Fête de l'Ours. Son père fut « chasseur », puis « barbier » pendant 30 ans, et son frère a lui-même incarné l'ours durant trois ans. « Officiellement, on ne sait pas pourquoi ce rôle a été créé, mais officieusement, c'était en réponse aux Ourses à Paillettes. Une manière d'impliquer les filles qui, à l'origine, souhaitaient incarner une ourse », explique-t-elle. En 2022, Sarah participe à la première édition des Ourses à Paillettes. L'année suivante, elle préfère intégrer le groupe des bergères avec ses amies.


Vers 13h30, les ours commencent leur préparation au fort Lagarde sous les yeux attentifs des spectateurs. Thomas, l'un des quatre ours, est aidé par Jessica pour coudre sa peau (de mouton). Il a un avis partagé sur les Ourses à Paillettes. « Au début, j'étais mitigé. Ce n'est pas la tradition, et la légende ne parle pas d'une femme dans le rôle de l'ours. Mais tant qu'elles le font après notre fête, sans empiéter sur nous, ça ne me dérange pas. En revanche, les intégrer officiellement serait compliqué… Ça ferait bizarre de voir une fille au Fort, s'habiller avec nous », confie Thomas.
UN FOLKLORE PARTAGÉ
Une fois la peau cousue, le visage mâchuré et les premiers cris poussés, les chasseurs tirent deux coups de fusils pour marquer le départ de la chasse. Les quatre ours se placent à la pointe du fort Lagarde pour s'exhiber, puis commencent leur descente vers le village.





Comme leur nom l'indique, les Ourses à Paillettes ont deux particularités : être des femmes et briller. Assistées par les chasseuses pour le rituel du machûrage, elles ajoutent des paillettes dorées à la suie afin d'apporter « une touche de féminité » au costume.


Afin de devenir pleinement ourse, Fabienne enduit son bâton, ses bras et son visage d'un mélange d'huile et de suie, tel que les hommes le font traditionnellement pour renforcer l'apparence bestiale de cet animal sauvage, mais également pour marquer les foules.


Prête à entrer en scène, Fabienne attrape ses chasseuses pour les marquer à leur tour. Chaque ourse est accompagnée de cinq chasseuses : l'une porte le bâton, une autre la suie, deux sont affectées à l'huile et la dernière à la « bourrache » (une outre). Essentielles au rituel, elles accompagnent l'ourse, animent la fête et attirent la foule. Les chasseuses de Lucie portent un bandana jaune, celles de Fabienne un bandana rose.


Contrairement aux hommes, les Ourses à Paillettes n'ont pas l'autorisation de partir depuis le fort Lagarde. « Pourtant on en rêverait… les organisateurs pourraient mettre trois hommes et une ourse femme par exemple. Pareil pour les autres rôles, barbiers, chasseurs… On espère qu'un jour ça sera accepté. En attendant on tient bon, on lâche rien », explique Céline, première femme à avoir interprété l'ourse.
TERREUR ET PAILLETTES
Le principe est simple : l'ourse choisit une personne dans la foule, puis un duel symbolique s'engage à l'aide du bâton. Après quelques échanges, l'ourse le lâche et se jette sur sa proie pour la mâchurer.





Autrefois, l'ours (interprété par un homme) ne s'attaquait qu'aux jeunes femmes. Aujourd'hui, il marque tout le monde, preuve que, malgré les traditions, la fête évolue.


Une fois l'ourse au sol, les chasseuses interviennent. Elles l'aident à se relever grâce au bâton et lui donnent de l'eau avec une « bourrache » (une outre).
Secondée par cinq chasseuses, Lucie pourchasse les villageois pendant près d'une heure, semant une véritable situation de panique.





Traditionnellement, l'ours devait entrer dans les maisons par la cheminée, d'où la suie sur son corps. Aujourd'hui, pour des raisons évidentes, il passe par la porte et grimpe sur les balcons pour effrayer les villageois et montrer sa grandeur.


Après plus d'une heure à semer le chaos dans les rues, les ourses sont capturées par les barbières. Vêtues de blanc, elles ont pour mission de neutraliser les ourses, de les ramener à leur point de départ afin de les attacher et de les raser.


La Fête de l'Ours s'achève avec l'étape du rasage. Pour garder sa dimension symbolique, les barbiers ont troqué le rasoir contre une hache. Ici, les Ourses à Paillettes ont ajouté du maquillage avec des paillettes rouge pour « accentuer le côté féminin ».


Une fois rasée, l'ourse redevient humaine. Ce moment, à la fois symbolique et puissant, illustre la relation entre l'Homme et la nature. Un rituel ancestral, réinventé par ces femmes déterminées à faire évoluer la tradition, sans en trahir l'essence.
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LA PHOTOGRAPHE  JOANNA MARCHI
Diplômée d'un master en journalisme, Joanna débute sa carrière en radio. Globe-trotteuse depuis son plus jeune âge, elle attrape le « virus polaire » en 2021, lors de sa première croisière d'expédition au pôle Nord en tant que photographe. Depuis, elle partage son temps entre l'Arctique et l'Antarctique, perfectionnant son art de la photographie animalière et tissant des liens forts avec les communautés inuites. Joanna consacre également une partie de son travail à documenter des métiers ancestraux et des traditions familiales en voie de disparition, préservant ainsi leur mémoire à travers ses reportages.