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Paresseux, le soleil pointe à peine son nez qu'elle est déjà en mer. Placée à l'avant du bateau, elle remonte ses filets posés la veille. Le poisson s'amoncelle sur le pont : soles, rougets, vieilles, tacauds, étrilles, araignées de mer, poulpes. il y en aura pour tous les goûts. Mais le temps presse, car elle a beau s'affranchir de la criée, les horaires des marchés ne sont pas moins contraignants. Tous les jours à dix heures, elle vend ses poissons encore frétillants aux habitués comme aux touristes, le petit conseil en plus ou comment cuisiner une vieille, un rouget en papillote. En une semaine, elle embrasse presque tout le Pays bigouden avec son étal. Elle remonte même ses filets le dimanche pour vendre au marché de Kérity. Tous les jours, du 15 avril au 15 octobre, sauf le 15 août, jour du Pardon de la Joie à Penmarc'h, un fête sacrée pour les marins. Respectée par ses pairs, reconnue par ses clients, élue vice-présidente du comité des pêches du Guilvinec, décorée de l'ordre national du mérite et du mérite maritime, à 55 ans Scarlette récolte les fruits de son audace. Gamine, elle embarquait déjà avec son père, les veines pleines de sel et l'expérience vite acquise. Adolescente, elle veut en faire son métier, mais ses parents lui préfèrent une autre carrière. Têtue, la Bigoudène laisse tomber le baccalauréat et claque la porte de son destin. En 1975, elle épouse Jean-Pierre, mécanicien dans la marine marchande. Pendant deux ans, elle l'accompagne sur les eaux internationales de la Scandinavie à l'Afrique. De retour à terre, elle met au monde trois enfants en trois ans mais la mer lui manque. En 1983, le petit dernier rentre en maternelle et elle peut entamer la pêche côtière sur un petit canot. Deux ans plus tard, elle obtient son diplôme de commandement de bateau et le capacitaire qui lui permettent de diriger un seize mètres. Elle se souvient : « Je me suis inscrite au cas où, pour faire valoir mes droits, et puis je pensais bien qu'un jour je débaucherai mon mari. » En 1988, elle achète un fileyeur armé pour la pêche côtière et voilà plus de vingt ans qu'elle navigue dessus, radieuse. En somme, Scarlette est la première française patron-pêcheur à seulement 28 ans et aujourd'hui la seule en Europe. Scarlette n'a que 32 ans lorsqu'elle est élue responsable de la commission Mer côtière au comité local des pêches. A elle maintenant de répartir les zones de pêche, de décider du maillage des filets, etc. Jamais une femme n'avait siégé là. Face aux difficultés qu'encoure la pêche artisanale, le petit bout de femme fait figure de proue pour les gars qui lui vouent un respect acquis. Un an plus tard, elle parvient à faire signer au secrétaire d'Etat à la Mer un laborieux schéma de mise en valeur du littoral de la pointe du Raz à l'Odet pour protéger les zones de pêche. « Entre petits ils faut s'entendre, sinon on va se faire bouffer par les gros qui pillent la mer, » scandait-elle. En 1993, les marins-pêcheurs essuient les plâtres de la pêche intensive et elle est là, en tête des manifestations. Déterminée, elle part aux trousses des politiques, de Paris à Bruxelles, pour défendre les dossiers des marins endettés par l'effondrement des cours. Devant le poids de la crise, l'Etat débloque 10 millions de francs, dont 2000 francs d'aide alimentaire par famille. Pour Scarlette, c'est un pansement qui ne règle rien. Face aux chalutiers d'ici et aux élevages d'ailleurs, elle prend les devants en créant le fameux label Bar de ligne, une récompense pour les ligneurs du raz de Sein et un gage de qualité pour les cuisiniers scrupuleux. Dans le même temps, elle se bat pour combler le vide juridique qui entoure les femmes marins-pêcheurs, à commencer par les aides à la famille pour une épouse périe en mer, un droit jusqu'alors réservé à la famille de l'homme. Les grandes marées du printemps ont beau détendre l'espace-temps, les journées sont toujours aussi courtes pour Scarlette. A la mi-journée, elle profite de la marée basse pour aller cueillir les algues dans son fabuleux jardin. À quatre pattes entre les rochers, celle qui prend des allures de rebouteux sait ce qu'elle fait. En ce mois d'avril, les algues sont encore tendres, fines et riches en protéines. Ici, aucune algue n'est nocive pour la consommation et quelques unes sont simplement délicieuses. Méthodiquement, elle coiffe les haricots de la mer, les noris, les dulses, les laitues de mer et les wakamés. La Bigoudène a appris à regarder plus loin que le phare d'Eckmühl ; du Finistère au Soleil Levant, il n'y eut qu'un pas. Un brevet professionnel d'aquaculture en poche, elle organise un voyage au Japon pour étudier le fonctionnement des fermes marines. À la fin des années 1980, elle lance un projet expérimental pour la culture des algues alimentaires. Soutenue par l'Europe et les collectivités territoriales, son idée regroupe une quinzaine de pêcheurs autour d'une formation rémunérée sur le wakamé : quinze hectares d'élevage au large du Guilvinec ; une révolution pour les marins du coin. Le principe adopté est simple. Deux bouées ancrées tendent une corde sur laquelle sont fixées les plantules. Les wakamés croissent et ondulent au fil de la houle. Une structure souple, bon marché, qui n'agresse pas l'écologie marine. Forte de ce succès, Scarlette se lance dans l'exploitation des algues en 1992. Parallèlement, elle milite pour le développement de l'aquaculture. Les algues, dont le cycle de croissance varie de trois à quatre mois, permettraient d'ajouter des revenus à la pêche fraîche pratiquée d'avril à octobre. Cultivées en octobre, récoltées en avril-mai, les algues constitueraient un apport financier pendant la période où le mauvais temps bloque les bateaux à quai. « La pêche française ne va pas bien et cette diversification nous permettait une reconversion partielle tout en rationalisant l'exploitation des zones littorales. Des études ont même prouvé que les champs d'algues sont appréciés par les poissons pour la reproduction, » précise-t-elle. La saison des algues touche à sa fin et bientôt, elles flotteront à la dérive, chatouillant les pieds des baigneurs écœurés. L'algue verte qui prolifère sur les côtes septentrionales de la Bretagne suit le même schéma. Scarlette prévient : « C'est de la laitue de mer, ni plus ni moins que ce que je cuisine. Simplement là-bas, la pollution est telle que les plages en sont couvertes. Comme tout corps en putréfaction, des gaz s'en échappent et ça devient dangereux. Comprenez que celles que je ramasse sur pied, au mois d'avril, sont particulièrement fraîches. Le cycle végétatif des algues est le même que sur terre. Le printemps n'est-il pas la plus belle saison pour le potager ? » Le soleil orangé inonde l'horizon lorsqu'elle repart mouiller ses filets. Ce soir-là, la mer est d'huile et Scarlette peut aller jeter un oeil sur ses cultures. L'enfant du Pays est comblée de bonheur devant le surcroît des wakamés : il sera bientôt temps de les récolter. Un rêve éveillé contre vents et marées. Passés le poids des traditions, les angoisses des parents, les railleries des confrères, les crises sociales et les paris de reconversion, celle qui pourrait prendre sa retraite n'est pas pressée. Elle conclut : « Seuls survivront ceux qui pratiquent la pêche à taille humaine. Il faut faire preuve d'imagination pour que nos enfants puissent vivre au Pays. » Ses enfants qui justement poursuivent la tradition familiale – la cinquième génération de marins-pêcheurs – et son père que l'on surnommait Scarling, bergeronnette en breton, parce qu'on ne pouvait l'attraper. Bon sang ne saurait mentir. Julien Pannetier
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