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SCARLETTE LA DAME DU GUILVINEC
LE GUILVINEC, FINISTÈRE, FRANCE  •  PHOTOS © ZEPPELIN
Scarlette aurait pu rester sur le quai à attendre son homme, mais à vingt ans, elle a pris la mer comme un oiseau s'envole. Jalousée mais respectée, elle a fait sa place parmi les figures du Pays bigouden. Porte-parole des marins-pêcheurs, fer de lance des artisans de la mer, elle a su diversifier sa production pour pallier les difficultés du métier. Aujourd'hui algocultrice, elle court les salons gastronomiques de France pour démontrer les ressources méconnues des produits de la mer, et notamment des algues.
Une héroïne parmi les hommes
Le jour n'est pas levé que Scarlette prépare déjà ses filets. Les hommes sont là aussi, accoudés au café du port. Chacun son rythme, mais elle n'envie pas ces gaillards, héros anonymes entre deux marées de quinze jours. Patron-pêcheur, elle rentre tous les soirs à la maison et c'est déjà ça. Sa journée commence tôt car seule à bord, elle n'a pas le temps de chômer. Baptisé Mon Copain Jean-Pierre, son solide canot s'apprête à recouvrer la houle du printemps ; sept mètres de bois amarrés au quai du Guilvinec, premier port de pêche artisanale de France. En ce mois d'avril, Scarlette entame sa saison de pêche quotidienne et même si la météo est encore fraîche, les clients l'attendent de pied ferme. Plus qu'un nom, Scarlette Le Corre s'est fait une réputation dans le Pays bigouden, celle d'une bosseuse exigeante et généreuse.

Paresseux, le soleil pointe à peine son nez qu'elle est déjà en mer. Placée à l'avant du bateau, elle remonte ses filets posés la veille. Le poisson s'amoncelle sur le pont : soles, rougets, vieilles, tacauds, étrilles, araignées de mer, poulpes. il y en aura pour tous les goûts. Mais le temps presse, car elle a beau s'affranchir de la criée, les horaires des marchés ne sont pas moins contraignants. Tous les jours à dix heures, elle vend ses poissons encore frétillants aux habitués comme aux touristes, le petit conseil en plus ou comment cuisiner une vieille, un rouget en papillote. En une semaine, elle embrasse presque tout le Pays bigouden avec son étal. Elle remonte même ses filets le dimanche pour vendre au marché de Kérity. Tous les jours, du 15 avril au 15 octobre, sauf le 15 août, jour du Pardon de la Joie à Penmarc'h, un fête sacrée pour les marins. Respectée par ses pairs, reconnue par ses clients, élue vice-présidente du comité des pêches du Guilvinec, décorée de l'ordre national du mérite et du mérite maritime, à 55 ans Scarlette récolte les fruits de son audace.

Gamine, elle embarquait déjà avec son père, les veines pleines de sel et l'expérience vite acquise. Adolescente, elle veut en faire son métier, mais ses parents lui préfèrent une autre carrière. Têtue, la Bigoudène laisse tomber le baccalauréat et claque la porte de son destin. En 1975, elle épouse Jean-Pierre, mécanicien dans la marine marchande. Pendant deux ans, elle l'accompagne sur les eaux internationales de la Scandinavie à l'Afrique. De retour à terre, elle met au monde trois enfants en trois ans mais la mer lui manque. En 1983, le petit dernier rentre en maternelle et elle peut entamer la pêche côtière sur un petit canot. Deux ans plus tard, elle obtient son diplôme de commandement de bateau et le capacitaire qui lui permettent de diriger un seize mètres. Elle se souvient : « Je me suis inscrite au cas où, pour faire valoir mes droits, et puis je pensais bien qu'un jour je débaucherai mon mari. » En 1988, elle achète un fileyeur armé pour la pêche côtière et voilà plus de vingt ans qu'elle navigue dessus, radieuse. En somme, Scarlette est la première française patron-pêcheur à seulement 28 ans et aujourd'hui la seule en Europe.
Scarlette Le Corre remonte son filet de pêche à l'aide d'un treuil fixé sur son bateau. © ZEPPELIN
D'aucuns l'imaginent garçon manqué, mais ceux-là ne l'ont pas vue à l'œuvre. À défaut de force physique, elle s'organise pour perdre le moins de temps et d'énergie possible. Elle a équipé son bateau d'un vire-filet hydraulique (une poulie motorisée pour remonter les filets), de commandes doublées à l'avant et à l'arrière. Elle a aussi tout un tas d'astuces comme une corde pour tirer les caisses plutôt que de les porter. Rien de révolutionnaire, juste de quoi faire taire les machos sans se casser le dos. Passionnée plutôt qu'excessive, elle a toujours su le métier dangereux. Son grand-père, quatre oncles, un jeune cousin et bon nombre de ses amis ont déjà péri en mer. « Par gros temps, mieux vaut rester vigilant pour ne pas passer par-dessus bord, et même sur une mer d'huile, un filet qui part à l'eau peut vous embarquer au fond, » avise-t-elle, le couteau à portée de main. Chaque jour elle calcule les risques et tout le monde connaît sa rigueur ici. Derrière son franc-parler, c'est sans doute pour ça qu'elle fut plébiscitée par ses pairs.

Scarlette n'a que 32 ans lorsqu'elle est élue responsable de la commission Mer côtière au comité local des pêches. A elle maintenant de répartir les zones de pêche, de décider du maillage des filets, etc. Jamais une femme n'avait siégé là. Face aux difficultés qu'encoure la pêche artisanale, le petit bout de femme fait figure de proue pour les gars qui lui vouent un respect acquis. Un an plus tard, elle parvient à faire signer au secrétaire d'Etat à la Mer un laborieux schéma de mise en valeur du littoral de la pointe du Raz à l'Odet pour protéger les zones de pêche. « Entre petits ils faut s'entendre, sinon on va se faire bouffer par les gros qui pillent la mer, » scandait-elle. En 1993, les marins-pêcheurs essuient les plâtres de la pêche intensive et elle est là, en tête des manifestations. Déterminée, elle part aux trousses des politiques, de Paris à Bruxelles, pour défendre les dossiers des marins endettés par l'effondrement des cours. Devant le poids de la crise, l'Etat débloque 10 millions de francs, dont 2000 francs d'aide alimentaire par famille. Pour Scarlette, c'est un pansement qui ne règle rien. Face aux chalutiers d'ici et aux élevages d'ailleurs, elle prend les devants en créant le fameux label Bar de ligne, une récompense pour les ligneurs du raz de Sein et un gage de qualité pour les cuisiniers scrupuleux. Dans le même temps, elle se bat pour combler le vide juridique qui entoure les femmes marins-pêcheurs, à commencer par les aides à la famille pour une épouse périe en mer, un droit jusqu'alors réservé à la famille de l'homme.
Le port du Guilvinec à marée basse. © ZEPPELIN
La diversification par les algues
La dame du Guilvinec a tissé de nombreux liens dans le Pays bigouden. Des cuisinières qui dévalisent chaque jour son étal, des bougres qui lorgnent sans cesse son butin, des mécanos qui n'en finissent pas de réviser son « bourrin », de tous ceux qui la côtoient elle a gagné le respect. Une vie d'aventures partagées qui auraient pu s'arrêter là. Mais c'est sans compter la soif qui anime cette enfant de la mer, mutine et curieuse. À 55 ans, la voilà qui court aux quatre coins de la France pour démontrer les richesses de l'algue marine.

Les grandes marées du printemps ont beau détendre l'espace-temps, les journées sont toujours aussi courtes pour Scarlette. A la mi-journée, elle profite de la marée basse pour aller cueillir les algues dans son fabuleux jardin. À quatre pattes entre les rochers, celle qui prend des allures de rebouteux sait ce qu'elle fait. En ce mois d'avril, les algues sont encore tendres, fines et riches en protéines. Ici, aucune algue n'est nocive pour la consommation et quelques unes sont simplement délicieuses. Méthodiquement, elle coiffe les haricots de la mer, les noris, les dulses, les laitues de mer et les wakamés.

La Bigoudène a appris à regarder plus loin que le phare d'Eckmühl ; du Finistère au Soleil Levant, il n'y eut qu'un pas. Un brevet professionnel d'aquaculture en poche, elle organise un voyage au Japon pour étudier le fonctionnement des fermes marines. À la fin des années 1980, elle lance un projet expérimental pour la culture des algues alimentaires. Soutenue par l'Europe et les collectivités territoriales, son idée regroupe une quinzaine de pêcheurs autour d'une formation rémunérée sur le wakamé : quinze hectares d'élevage au large du Guilvinec ; une révolution pour les marins du coin. Le principe adopté est simple. Deux bouées ancrées tendent une corde sur laquelle sont fixées les plantules. Les wakamés croissent et ondulent au fil de la houle. Une structure souple, bon marché, qui n'agresse pas l'écologie marine.

Forte de ce succès, Scarlette se lance dans l'exploitation des algues en 1992. Parallèlement, elle milite pour le développement de l'aquaculture. Les algues, dont le cycle de croissance varie de trois à quatre mois, permettraient d'ajouter des revenus à la pêche fraîche pratiquée d'avril à octobre. Cultivées en octobre, récoltées en avril-mai, les algues constitueraient un apport financier pendant la période où le mauvais temps bloque les bateaux à quai. « La pêche française ne va pas bien et cette diversification nous permettait une reconversion partielle tout en rationalisant l'exploitation des zones littorales. Des études ont même prouvé que les champs d'algues sont appréciés par les poissons pour la reproduction, » précise-t-elle.
Scarlette Le Corre récolte des haricots de la mer (Himanthalia elongata) lors des grandes marées. © ZEPPELIN
En attendant que les marins-pêcheurs suivent ses traces, Scarlette monte son atelier de transformation en 1996. Grâce au concours de l'IDMER, elle démarre sa gamme de produits avec le foie de lotte au wakamé, une recette qui permet aux Français d'approcher la dégustation des algues en douceur. Suivront les rillettes de maquereaux, le tartare marin, la bisque de tourteaux ou encore le wakamé sucré, genre confiture d'oignons. Autant de mets surprenants dont les qualités nutritionnelles ne sont plus à prouver. Chaque semaine, la belle rassure ses visiteurs en leur offrant de déguster ses recettes. Désormais, les plus avisés sauront cuisiner les haricots de la mer à la poêle ou les noris pour enrober le poisson façon makis japonais. Pour faire découvrir ses créations, elle écume tout l'hiver les salons gastronomiques de France.

La saison des algues touche à sa fin et bientôt, elles flotteront à la dérive, chatouillant les pieds des baigneurs écœurés. L'algue verte qui prolifère sur les côtes septentrionales de la Bretagne suit le même schéma. Scarlette prévient : « C'est de la laitue de mer, ni plus ni moins que ce que je cuisine. Simplement là-bas, la pollution est telle que les plages en sont couvertes. Comme tout corps en putréfaction, des gaz s'en échappent et ça devient dangereux. Comprenez que celles que je ramasse sur pied, au mois d'avril, sont particulièrement fraîches. Le cycle végétatif des algues est le même que sur terre. Le printemps n'est-il pas la plus belle saison pour le potager ? »

Le soleil orangé inonde l'horizon lorsqu'elle repart mouiller ses filets. Ce soir-là, la mer est d'huile et Scarlette peut aller jeter un oeil sur ses cultures. L'enfant du Pays est comblée de bonheur devant le surcroît des wakamés : il sera bientôt temps de les récolter. Un rêve éveillé contre vents et marées. Passés le poids des traditions, les angoisses des parents, les railleries des confrères, les crises sociales et les paris de reconversion, celle qui pourrait prendre sa retraite n'est pas pressée. Elle conclut : « Seuls survivront ceux qui pratiquent la pêche à taille humaine. Il faut faire preuve d'imagination pour que nos enfants puissent vivre au Pays. » Ses enfants qui justement poursuivent la tradition familiale – la cinquième génération de marins-pêcheurs – et son père que l'on surnommait Scarling, bergeronnette en breton, parce qu'on ne pouvait l'attraper. Bon sang ne saurait mentir.

Julien Pannetier
LES PHOTOGRAPHES  ZEPPELIN
Géographes et photojournalistes, Bruno VALENTIN et Julien PANNETIER ont fondé ZEPPELIN en 2008. Ils voyagent pour comprendre comment les Hommes gèrent et utilisent l'espace. Ils travaillent main dans la main pour réaliser des reportages et les proposer à la presse française et internationale. Du golfe du Bengale à l'aiguille du Midi, des moines de la Grande Chartreuse aux officiers de la Marine nationale, ils signent toutes leurs images ZEPPELIN.
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