« Elles étaient si nombreuses sur la plage qu'il fallait les enjamber pour aller pêcher », se souviennent les Kali'nas de Yalimapo, à l'ouest de la Guyane française. Dans les années 1990, le département ultramarin accueillait 40 % de la population mondiale de tortues luth en période de reproduction. En 1992, on a recensé jusqu'à 65 000 pontes sur la seule plage de Yalimapo.
Aujourd'hui, le peuple amérindien des Kali'nas fait écho à la communauté scientifique pour témoigner d'un triste constat : les tortues luth se font rares. En 2014, une baisse notable de la fréquentation soulevait déjà quelques inquiétudes avec 5468 pontes sur les plages de l'Est, à Rémire-Montjoly et Cayenne, et 1047 sur celle de Yalimapo. Dix ans plus tard, on n'en a recensé que 1320 et 39 sur ces deux aires de nidification respectives. À Yalimapo, 96 % des tortues luth ne sont donc pas revenues. Sans illusion, les experts évoquent une possible disparition de cette icône de la biodiversité au sein du département au cours de la prochaine décennie. De facto, à l'ouest, le déclin de la population a mené à revoir son statut de conservation régional.
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Tôt le matin, alors qu'une pirogue amérindienne longe le littoral, une tortue luth est en train de pondre sur la plage des Hattes.© JULIEN CLOZEAU / AGENCE ZEPPELIN
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Une nature déréglée
L'érosion du littoral est sans doute le premier facteur répulsif des tortues. La côte guyanaise, à l'est comme à l'ouest, est connue pour être l'une des plus dynamiques de la planète. Le fleuve Amazone charrie énormément de sédiments qui, une fois déposés sur les plages, sont sans cesse remaniés par la dérive littorale. En somme, le trait de côte peut avancer ou reculer de plusieurs dizaines de mètres par an. Mais ces dix dernières années, à Yalimapo, la balance penche dangereusement : la plage des Hattes où venaient se reproduire les tortues s'est réduite à une bande de sable de quelques mètres de large. Les scientifiques estiment que cela causerait la perte de 20 à 30 % des nids selon les années.
Les bouleversements du climat ne sont pas en reste. Ces deux dernières années, le phénomène El Niño a engendré de fortes chaleurs et une baisse des précipitations sur la région, et ce, pendant la saison des pluies qui correspond aussi à celle des pontes pour les tortues marines. En 2023, des sondes ont permis de mesurer la température des plages de Montjoly et de Yalimapo. Résultat ? Il faisait 33°C en haut des nids, à 40 cm de profondeur, et pas moins de 32°C au fond des nids, à 80 cm sous la surface du sable. Avec une telle chaleur, le processus d'incubation est compromis et les œufs commencent même à cuire. Quant aux tortillons qui parviennent à éclore, cela influence considérablement leur taille, dont la moyenne est passée en trois ans de 5 à 3 cm. Les juvéniles sont alors parfois trop faibles pour sortir du nid ou gagner l'océan. Quand on considère que sur 1 000 œufs, un seul deviendra une tortue adulte, on comprend que cette phase est cruciale pour la survie de l'espèce.
Le réchauffement du climat influence également le comportement des tortues luth. Après leur reproduction, elles se lancent dans une longue migration dans l'Atlantique Nord où elles passeront deux à trois ans à se nourrir et s'engraisser avant de revenir pondre. En 2005-2006, elles parcouraient 5 000 à 6 000 kilomètres pour atteindre ce front thermique, là où l'eau chaude rencontre l'eau froide. De nos jours, cette zone s'est éloignée plus au nord, et il leur faut nager 8 000 à 10 000 kilomètres pour la rejoindre. La fatigue induite serait-elle la cause de leur disparition en Guyane ? Ou bien les qualités nutritives de l'eau seraient-elles moins bonnes ? D'aucuns évoquent les ingestions croissantes de sacs en polyéthylène et autres particules de plastique… Toujours est-il qu'il y a 20 ou 30 ans, une seule femelle pouvait venir pondre jusqu'à 7 reprises sur l'ensemble de la saison, contre 3 grand maximum aujourd'hui.
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Pour les tortues luth et les tortues olivâtres, la plage des Salines est un des sites de ponte les plus importants de la planète.
© JULIEN CLOZEAU / AGENCE ZEPPELIN
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La main basse de l'Homme
Dans ce contexte instable, la survie des tortues percute de surcroît les activités anthropiques. La première est le braconnage. En effet, quelques opportunistes sans scrupules n'hésitent pas à déterrer les œufs pour les revendre jusqu'à deux euros pièce sur le marché noir (chaque nid en compte plus d'une centaine). En 2024, parmi les 1002 nids recensés sur la commune d'Awala-Yalimapo, 73 avaient été braconnés. Sur l'ensemble du territoire guyanais, cela représentait 14,5 % des nids en 2021.
Les seconds destructeurs volontaires sont les chiens. En Guyane en 2021, 16 % des nids de tortues marines avaient été détruits par ces animaux errants ou divagants (sans ou avec un maître). Sur les plages de l'ouest, ce chiffre peut même atteindre 60 %. Bien sûr les tortues connaissent des prédateurs naturels que sont les crabes, les urubus ou encore le jaguar, mais elles savent y faire face avec une stratégie de ponte adaptée. En revanche, leur rencontre récente avec les chiens est souvent fatale. Ils ne font pas que déterrer les œufs, ils tuent également des femelles vulnérables. La plus petite des espèces présentes en Guyane, la tortue olivâtre, est d'ailleurs celle qui paye le plus lourd tribut. Pour lutter contre ce fléau, le propriétaire d'un chien tueur de tortue marine encourt la même peine qu'un braconnier, à savoir 150 000 euros d'amende et trois ans de prison.
La dernière cause de la disparition des tortues des plages guyanaises, mais pas la moindre, est la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (dite « pêche INN »). Venues remplir leurs soutes de poissons ou de vessies natatoires d'acoupas, les tapouilles brésiliennes à l'est et celles provenant du Suriname à l'ouest sont à l'origine de nombreuses captures accidentelles. Ces dernières années, le problème a même pris une ampleur sans précédent. En 2024, l'Ifremer, le WWF France et le Comité régional des pêches maritimes de Guyane (CRPMEM) ont mis à jour le rapport datant de 2012. Verdict, la pression de la pêche INN a doublé en 12 ans. 56 bateaux étrangers pêchent tous les jours dans les eaux guyanaises, contre seulement 20 embarcations déclarées en France. Les méthodes de capture diffèrent également. Le pêcheur français utilise des filets avec un maillage réglementaire et une longueur maximale de 2,5 kilomètres, mais ses homologues clandestins recourent à un maillage beaucoup plus serré, attrapant tous les juvéniles avec des filets pouvant atteindre les 20 kilomètres. La concurrence est déloyale, et la surpêche conséquente laisse peu de perspectives aux tortues.
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Une tortue olivâtre venue pondre dans la nuit repose morte sur le sable, tuée par des chiens.
© JULIEN CLOZEAU / AGENCE ZEPPELIN
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De la persévérance
Classée en danger critique d'extinction, la tortue luth fédère des hommes et des femmes qui veillent sur elle et les autres espèces marines. Ainsi, le Parc naturel régional de Guyane, l'association Kwata, le WWF France, l'Office français de la biodiversité, la Réserve naturelle nationale de l'Amana, le CRPMEM de Guyane et de nombreux bénévoles joignent leurs efforts pour mener différentes actions. Des patrouilles et des relevés de nids sur les plages sont effectués quotidiennement. Le public est sensibilisé dès le milieu scolaire, mais aussi via les réseaux sociaux et même sur les sites de ponte avec des panneaux explicatifs et des conseils de vive voix.
2024 a également vu la mise en œuvre du projet Yana'Riba pour diminuer les captures accidentelles de tortues olivâtres. Cette espèce a la particularité de venir pondre plusieurs fois dans la même saison. Mais avant de débarquer en groupe sur les plages – phénomène connu sous le nom de « arribada » – elles se rassemblent entre des îlets au large de Cayenne. En fixant des balises Argos sur leur dos, les biologistes ont donc pu identifier ces zones sensibles, et ainsi interdire momentanément aux pêcheurs d'y travailler.
La prise de conscience est tardive, et les aléas naturels laissent peu de marge de manœuvre aux écologistes. Puissent les tortues nager encore, et revenir toujours sur la terre, ici ou ailleurs. Entre pontes et émergences, le spectacle qu'elles nous donnent à voir est aussi une leçon : celle de la persévérance.
Julien Clozeau
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