REPORTAGES PUBLICATIONS CONTACT
RECIT D'UNE CHASSE AU PHOQUE BAIE D'UUMMANNAQ, GROENLAND © LUCAS SANTUCCI / AGENCE ZEPPELIN
Il y a maintenant 40 ans que Brigitte Bardot dénonça les massacres de bébés phoques. Si ces exactions sont encore perpétrées au Canada, elles n'ont jamais eu lieu au Groenland. Car pour ceux que Paul-Emile Victor appelait la « civilisation du phoque », la chasse est une nécessité, parfois même une question de survie. Là-bas, le territoire est recouvert à 90% de glace, les températures interdisent tout élevage, rien ne pousse, et l'absence de routes impose les déplacements par bateau quand la mer est libre, sinon par avion ou par hélicoptère. Dès lors, chasser et se nourrir des ressources locales devient une évidence.

Embarquée pendant 18 mois sur une goélette pour mener à bien l'expédition Under The Pole 2, Emmanuelle Périé Bardout s'est liée d'amitié avec Jorut, un Groenlandais installé à Uummannaq. Malgré ses 61 ans, l'homme n'hésite pas à partir seul plusieurs jours d'affilée à la chasse aux phoques – adultes – ce qui représente autant de nourriture pour le reste de l'année. Semaine après semaine, ils tissent des liens forts, mais Emmanuelle n'en est pas moins étonnée lorsqu'il l'invite à l'accompagner 2 à 5 jours à la chasse. Elle accepte et il est convenu que Lucas les suive pour prendre des photos. D'ordinaire, les rares chasseurs qui vont jusqu'au glacier de Qurajaq ne s'encombrent pas d'étrangers : le terrain est trop accidenté, trop dangereux et l'inquisition portée sur les « tueurs de phoques » ne les y encourage pas. Qu'à cela ne tienne, Jorut emmène les deux Français sur son traîneau jusqu'aux confins de la baie d'Uummannaq.

Emmanuelle raconte :
En poussant le traîneau surchargé, Lucas et moi sommes dubitatifs sur la capacité des 12 chiens à tirer cette charge. Nos doutes sont dissipés au départ, quand les chiens filent furieusement en direction du premier champ d'icebergs. Jorut me fait passer devant, à la place du musher 1 que je ne quitterai plus. Il me parle en groenlandais, me répète chaque mot jusqu'à ce que j'arrive à le dire, m'explique la différence entre tel et tel type de glace. Quand on arrive dans un chaos de blocs, il court devant pour guider ses chiens, pousse le traineau, remonte en sueur. Je suis impressionnée par sa force physique. Si Lucas est autorisé à descendre faire des photos ou l'aider à pousser, je suis la plupart du temps invitée à rester sur le traîneau, à me tasser les vertèbres tout en essayant de poser mes fesses à l'endroit le plus épais des peaux de rennes. A ce moment précis, cela ne ressemble plus du tout à l'expérience silencieuse et contemplative que j'imaginais.

Le calme revient avec une banquise lisse et le silence n'est troublé que par le souffle des chiens. Nous longeons des falaises vertigineuses, contournons des icebergs de formes et de couleurs multiples et le traîneau vole sur les obstacles, emmené par un attelage haletant. Le claquement du fouet venant caresser la fourrure sans blesser, le son guttural qui l'accompagne, la multitude de gestes empruntés aux ancêtres me donne l'impression qu'il y a six générations de Groenlandais sur ce traîneau avec nous. Je n'aime pas la chasse, mais j'ai l'occasion ces quelques jours de me rendre compte par moi-même de la réalité de la chasse au phoque, et ainsi de mieux comprendre un pan de cette culture que je côtoie depuis plus d'un an.

Jorut a construit il y a quinze ans la cabane où nous dormons, à côté des ruines des maisons où vivaient ses arrières grands-parents. Il vient ici depuis qu'il est enfant, nous raconte la glace : là où elle s'ouvrira en premier à la fin du printemps, les qivittoq 2 qu'il a vu errer, les chemins qu'il prenait avec son attelage au milieu des montagnes, l'importance de la position du soleil quand on approche un phoque et de savoir faire taire ses chiens. Les journées sont interminables dans un froid mordant, avec pour
seule nourriture du café et un paquet de gâteau. Le soir, Jorut cuit la viande qui est mangée à même le sol. A l'intérieur, tout est imprégné de l'odeur de phoque et je saisis à présent l'origine de cette expression populaire ! Il nous explique encore que cette nourriture est à la base de leur survie. Sans les précieuses vitamines présentes dans la graisse et le foie, les Inuits n'auraient pas survécu aux rudes conditions de l'Arctique. Avec la modernisation et l'importation massive de nourriture danoise hors de prix, le diabète est devenu un fléau.

Dès le deuxième jour, nous proposons de rester en retrait pour le gêner le moins possible. Je m'inquiète que nous n'ayons encore aucune prise. Toutes les tentatives se soldent par un échec et nous sommes surpris de l'énergie déployée chaque jour pour si peu de résultats. Je ne m'étais jamais posée la question auparavant, quand je le voyais revenir après 4 ou 5 jours avec seulement un ou deux phoques. Je réalise aujourd'hui que si ce mode de vie est un choix naturel pour Jorut, il n'en est pas moins difficile. Il accepte les événements avec philosophie, sans renoncer, mais en s'adaptant toujours. Parfois il rentrera après deux jours, parfois cela prendra une semaine. Nous plaisantons des « phoques professionnels » qui s'échappent systématiquement par leur trou de respiration. L'après-midi du troisième jour, nous repérons un groupe de pinnipèdes dans une petite baie et stoppons l'attelage derrière un iceberg. Dans un souci de discrétion, Lucas et moi enlevons nos parkas jaune fluo. L'approche dure plus d'un heure et je suis tétanisée par le froid. Je l'observe avancer à pas feutrés dos au soleil et devenir rapidement invisible. A une centaine de mètres de l'animal, il s'allonge derrière son écran et tire deux fois. Le phoque est tué sur le coup. Il nous fait signe de le rejoindre et nous prend dans ses bras. Sa fierté et son bonheur de partager ce moment avec nous viennent effacer mes doutes : l'animal devant moi a vécu en liberté, est mort proprement et sera consommé entièrement. Sur le traîneau, Jorut me montre les montagnes, le glacier et me glisse en souriant quelques mots de groenlandais : « les hommes sont petits, la Terre est grande ».

1musher : conducteur de traîneau à chiens.
2qivittoq : ermite, ancien membre exclu de la communauté, qui survit seul dans les montagnes.





Emmanuelle dirige seule le traîneau de Jorut, une grande marque d'estime
de la part du vieux chasseur et une formidable expérience pour la jeune Française.





LE PHOTOGRAPHE LUCAS SANTUCCI

D'abord ingénieur agronome, puis photo-journaliste, Lucas a intégré l'équipe d'Under The Pole comme responsable logistique et partenariat. Il a embarqué pour 18 mois d'expédition au Groenland dans la promiscuité d'un voilier où il s'est affirmé comme photographe terrestre et sous-marin. Après avoir documenté 9 mois de navigation qui l'ont amené à 80°Nord, Lucas a vécu l'hivernage pris dans les glaces, à quelques kilomètres d'un village de chasseurs-pêcheurs.
VOIR AUSSI UNDER THE POLE 2

Under The Pole est une série d'expéditions sous-marines visant à explorer la face cachée des régions Arctique et Antarctique. Une nouvelle approche sous-marine pour des images uniques au monde et une meilleure connaissance scientifique du milieu. Un voyage à travers les immensités glacées les plus inaccessibles.