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Embarquée pendant 18 mois sur une goélette pour mener à bien l'expédition Under The Pole 2, Emmanuelle Périé Bardout s'est liée d'amitié avec Jorut, un Groenlandais installé à Uummannaq. Malgré ses 61 ans, l'homme n'hésite pas à partir seul plusieurs jours d'affilée à la chasse aux phoques – adultes – ce qui représente autant de nourriture pour le reste de l'année. Semaine après semaine, ils tissent des liens forts, mais Emmanuelle n'en est pas moins étonnée lorsqu'il l'invite à l'accompagner 2 à 5 jours à la chasse. Elle accepte et il est convenu que Lucas les suive pour prendre des photos. D'ordinaire, les rares chasseurs qui vont jusqu'au glacier de Qurajaq ne s'encombrent pas d'étrangers : le terrain est trop accidenté, trop dangereux et l'inquisition portée sur les « tueurs de phoques » ne les y encourage pas. Qu'à cela ne tienne, Jorut emmène les deux Français sur son traîneau jusqu'aux confins de la baie d'Uummannaq. Emmanuelle raconte : |
Le calme revient avec une banquise lisse et le silence n'est troublé que par le souffle des chiens. Nous longeons des falaises vertigineuses, contournons des icebergs de formes et de couleurs multiples et le traîneau vole sur les obstacles, emmené par un attelage haletant. Le claquement du fouet venant caresser la fourrure sans blesser, le son guttural qui l'accompagne, la multitude de gestes empruntés aux ancêtres me donne l'impression qu'il y a six générations de Groenlandais sur ce traîneau avec nous. Je n'aime pas la chasse, mais j'ai l'occasion ces quelques jours de me rendre compte par moi-même de la réalité de la chasse au phoque, et ainsi de mieux comprendre un pan de cette culture que je côtoie depuis plus d'un an. Jorut a construit il y a quinze ans la cabane où nous dormons, à côté des ruines des maisons où vivaient ses arrières grands-parents. Il vient ici depuis qu'il est enfant, nous raconte la glace : là où elle s'ouvrira en premier à la fin du printemps, les qivittoq 2 qu'il a vu errer, les chemins qu'il prenait avec son attelage au milieu des montagnes, l'importance de la position du soleil quand on approche un phoque et de savoir faire taire ses chiens. Les journées sont interminables dans un froid mordant, avec pour |
Dès le deuxième jour, nous proposons de rester en retrait pour le gêner le moins possible. Je m'inquiète que nous n'ayons encore aucune prise. Toutes les tentatives se soldent par un échec et nous sommes surpris de l'énergie déployée chaque jour pour si peu de résultats. Je ne m'étais jamais posée la question auparavant, quand je le voyais revenir après 4 ou 5 jours avec seulement un ou deux phoques. Je réalise aujourd'hui que si ce mode de vie est un choix naturel pour Jorut, il n'en est pas moins difficile. Il accepte les événements avec philosophie, sans renoncer, mais en s'adaptant toujours. Parfois il rentrera après deux jours, parfois cela prendra une semaine. Nous plaisantons des « phoques professionnels » qui s'échappent systématiquement par leur trou de respiration. L'après-midi du troisième jour, nous repérons un groupe de pinnipèdes dans une petite baie et stoppons l'attelage derrière un iceberg. Dans un souci de discrétion, Lucas et moi enlevons nos parkas jaune fluo. L'approche dure plus d'un heure et je suis tétanisée par le froid. Je l'observe avancer à pas feutrés dos au soleil et devenir rapidement invisible. A une centaine de mètres de l'animal, il s'allonge derrière son écran et tire deux fois. Le phoque est tué sur le coup. Il nous fait signe de le rejoindre et nous prend dans ses bras. Sa fierté et son bonheur de partager ce moment avec nous viennent effacer mes doutes : l'animal devant moi a vécu en liberté, est mort proprement et sera consommé entièrement. Sur le traîneau, Jorut me montre les montagnes, le glacier et me glisse en souriant quelques mots de groenlandais : « les hommes sont petits, la Terre est grande ». |
1musher : conducteur de traîneau à chiens. 2qivittoq : ermite, ancien membre exclu de la communauté, qui survit seul dans les montagnes. |