REPORTAGES PUBLICATIONS CONTACT
UNE BALEINE AU BUFFET DES OURS BLANCS
SCORESBY SUND, GROENLAND  •  PHOTOS © ESTEBANE REZKALLAH / AGENCE ZEPPELIN
Une trentaine d'ours polaires se partagent la carcasse d'une baleine qui gît au milieu de la banquise, près de l'embouchure du Scoresby Sund. Mis en image pour la première fois, ce comportement est inhabituel au regard des données éthologiques actuelles. Solitaire, le prédateur se retrouve cette fois à proximité de ses congénères, sans manifestement éprouver le besoin de se battre ni d'écarter les concurrents. Dans ce milieu extrême, une telle opportunité permet à chaque individu (mâle, femelle et ourson) d'entamer l'été avec le ventre plein.
Juin 2024, près de l'embouchure du Scoresby Sund, le plus grand fjord du monde, une débâcle déjà bien entamée brasse la banquise épaisse. À la surface, l'énorme carcasse d'une baleine boréale (Balaena mysticetus) se distingue, son odeur pouvant être sentie par un ours à plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde. Cette fois-là, 68 ours polaires (Ursus maritimus) ont été comptés dans la zone, dont plus d'une trentaine autour de cette carcasse. La décomposition déjà avancée de la baleine laisse place à plus de suppositions que de certitudes quant à sa mort. Le corps a été ramené à la surface suite à la compression des plaques. Cette baleine, mesurant 14 mètres et pouvant peser 50 tonnes, continue d'avoir un grand intérêt dans la chaîne alimentaire de ce milieu polaire. Un « grand buffet » qui ne fait pas forcément partie du régime alimentaire des ours ; d'ailleurs certains mangent à n'en plus pouvoir.
© ESTEBANE REZKALLAH / AGENCE ZEPPELIN
Ce genre de comportement est filmé et photographié pour la première fois au Groenland. En raison des vastes fjords et des grandes étendues de banquise, la solitude est le lot commun des ours polaires. Habituellement, ces bêtes blanches préfèrent garder leurs distances avec leurs congénères. Les adultes savent par expérience que se battre lorsqu'il y a assez de nourriture ne servirait à rien. Dans ce milieu si extrême, mieux vaut préserver ses forces.

La population de cette espèce restant fragile, il est réconfortant de voir autant de nourriture pour autant d'ours avant l'été. En effet, cet animal marin privilégie ses aventures sur la banquise plutôt que sur la terre. Au vu des conséquences actuelles du changement climatique, il sait aussi s'adapter en dérivant sur les floes de glace sur plusieurs centaines de kilomètres.

Connus pour leur caractère solitaire, ces plantigrades se retrouvent ici dans une situation bien différente. Ils partagent non seulement la nourriture mais aussi un territoire sur plusieurs kilomètres. La nourriture étant abondante, on y voit des mâles de tout âge côtoyer le même repas que des oursons d'un à deux ans. Certaines mères croisent les oursons des autres, amenant méfiance et curiosité. Les statuts sociaux et la loi du plus fort se font parfois ressentir avec de courtes querelles. D'autres ours sont de passage, parfois trop repus pour continuer leur chemin.

Le recensement actuel des ours polaires de l'Est du Groenland repose sur très peu de données. En raison d'une accessibilité compliquée, cette région ne peut être atteinte que de manière aléatoire, en fonction de la dérive des plaques venant du Grand Nord le long de la côte orientale. Demeurant sur la zone pendant 25 heures et 30 minutes, avec une visibilité parfois capricieuse, les photographies se sont donc succédé sans interruption. Elles constituent autant de documents qui permettront d'étudier le comportement des ours, chacun étant totalement unique. Une conclusion plutôt rassurante est que cette population, dont on a peu de données, passera l'été 2024 avec suffisamment de force pour l'aventure qui l'attend.

Estebane Rezkallah