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En un demi-siècle, la luxuriante oasis s'est transformée en steppe. L'usine a asséché les oueds et les nappes phréatiques, véritable colonne vertébrale du système agraire. D'un geste vers son potager, Abdelkarim se rend à l'évidence. « Nous ne récoltons pratiquement plus rien », confie le petit producteur qui s'est résigné à travailler pour l'usine où il manipule des produits toxiques. Les pêcheurs revenaient avec des cargaisons entières de poissons il y a encore 25 ans ; ils n'en glanent plus que quelques kilos. En 2018, une étude de la Commission européenne soulignait que le rendement de la pêche à Gabès s'est effondré de 44 % entre 2000 et 2015, passant de 23,4 à 13,1 tonnes par bateau, alors que sur l'ensemble de la Tunisie, cet indicateur a augmenté de 29 %. L'étude conclut d'ailleurs que la vie sous-marine a complètement disparu de la frange littorale de Gabès. L'acide phosphorique est exporté en l'état, sinon transformé en engrais ou en phosphate alimentaire. Quoiqu'il en soit, on estime que la production d'une tonne de cet acide génère 5 tonnes de phosphogypse. Ce déchet industriel est évacué sous la forme de boues directement dans le golfe de Gabès. Si le sulfate de calcium, son constituant principal, se dissout dans l'eau de mer, il demeure des impuretés insolubles qui se sédimentent en contrebas de l'usine. Un gigantesque crassier chargé d'acide fluorhydrique, de phosphore, de matières organiques, de métaux lourds (cadmium, chrome, zinc, plomb), d'uranium et de radium. Plus de 5 millions de tonnes de ce cocktail radioactif auraient ainsi été rejetées depuis 1972, avec une moyenne actuelle de 13 000 tonnes par jour. À Chatt Essalem, quartier collé à l'usine, les résidences délabrées sont devenues des mouroirs sous un ciel obscurci par la pollution atmosphérique. Tout le monde connaît quelqu'un touché par une pathologie soupçonnée d'être liée au phosphate. « Mon père a eu un cancer et il est mort, commence Rafik, lui-même atteint de la maladie, Ma femme a un cancer, mon frère a un cancer, ma mère a un cancer. » Hélas, aucune étude sérieuse n'a jamais évalué l'ampleur des dégâts sanitaires. En 2017, face aux voix qui s'élevaient depuis le départ de Ben Ali, le gouvernement déclarait vouloir faire cesser le rejet des déchets industriels dans la mer et fermer les unités les plus polluantes. Mais six ans plus tard, rien n'a changé. Depuis 15 ans, des mouvements sociaux entravent régulièrement la production de phosphate dans le bassin minier de Gafsa, tandis que le taux de chômage à Gabès atteint aujourd'hui 25 %, contre une moyenne nationale de 15 %. Dans ce contexte morose, le Groupe Chimique Tunisien fait figure de proue en employant directement et indirectement plus de 4500 personnes. En avril 2023, Kaïs Saïed appelait d'ailleurs à relancer cette industrie en berne, susceptible à ses yeux de générer des revenus permettant de se passer des emprunts auprès des institutions internationales. Le président précisait vouloir passer de 3 à 15 millions de tonnes annuelles de phosphate d'ici à 2025. Sans, bien sûr, jamais mentionner le bilan humain et environnemental désastreux de l'exploitation. De retour sur la côte méditerranéenne, il n'y a qu'à Sfax qu'une solution a été ébauchée. Devant la pression populaire, l'activité a totalement cessé en 2019, mais le traitement des déchets toxiques pose encore question. À l'orée de la ville, les phosphogypses s'entassent sur une vertigineuse colline de 60 mètres, sans aucune protection pour le réseau hydrographique. De loin l'amoncellement ressemble à un mausolée. Immense, terrifiant. Celui des sacrifiés du phosphate. Louis Borel
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