De la toxicomanie aux MST, le VIH se déploie
Vingt heures, dans la banlieue de Kiev. Julia prévoit de rester chez elle, au troisième étage d'un immeuble sans prétention.
A 27 ans, coquette et plutôt distinguée, elle n'en demeure pas moins en manque. Un manque cruel et insatiable qu'il la ronge jour après jour.
Julia est toxicomane depuis huit ans et ce soir, c'est sa mère qui lui prépare une seringue de vint.
Impatiente, elle déboutonne son jean, s'injecte une dose dans l'aine et s'affale sur la banquette.
Un triste refrain pour celle qui sort tout juste de deux ans de prison pour détention de stupéfiants.
Son fils de trois ans a été placé en institution car elle était incapable de s'en occuper.
La voix claire, Julia lance en pointant du doigt sa seringue vide : « Nous vivons dans un monde parallèle qu'il vaut mieux ne pas connaître. Il faut que les gens sachent mais qu'ils ne touchent jamais à ça. »
Les toxicomanes comme Julia sont des centaines de milliers dans les quartiers pauvres d'Ukraine.
Une situation déplorable dans un pays qui ne s'est jamais complètement relevé de la crise économique des années 1990.
Après l'Indépendance en 1991, les difficultés sociales se sont accumulées et la drogue est devenue un exutoire pour les plus démunis.
Un exutoire accessible par bon nombre d'Ukrainiens puisque le pays représente une plaque tournante entre les producteurs asiatiques de stupéfiants et les consommateurs européens.
Aujourd'hui plus que jamais, les saisies de drogues dures dans les ports de Sébastopol, d'Illitchivsk et d'Odessa sont régulières.
De l'héroïne afghane aux amphétamines polonaises, de la marijuana colombienne aux drogues de synthèse produites localement, en passant par les médicaments opiacés volés, il y en a pour tous les budgets.
Mais aussi grave soit la situation des toxicomanes, elle s'envenime lorsque la seringue en devient l'apanage.
La consommation effrénée de drogues par voie intraveineuse fut longtemps la principale cause d'épidémie du VIH en Ukraine.
La vint, une amphétamine à base de pervitine, et la shirka, une mixture à base d'opiacés, sont deux substances parmi les plus répandues.
Elles sont faciles à préparer, très addictives et relativement bon marché.
A raison d'une dose par jour, soit près de 20 euros, dans un pays où de nombreux salaires ne dépassent pas 300 euros mensuels, la toxicomanie ne va pas sans générer quelques délinquances collatérales.
Mais rien à côté de l'usage de seringues usagées - vecteur terriblement efficace du virus du SIDA.
En 1994, on ne comptait que 200 séropositifs dans tout le pays, mais déjà 5000 en 1996.
70% des séropositifs répertoriés étaient toxicomanes par injection et en 2002, les taux d'infection au VIH devinrent les plus élevés d'Europe de l'Est.
L'épidémie de VIH est longtemps restée concentrée parmi les groupes les plus vulnérables : toxicomanes, gays, et notamment à Odessa, prostituées et enfants des rues contaminés par des seringues.
Mais en 2008, la part des Ukrainiens ayant contracté le virus lors de rapports sexuels dépasse celle des toxicomanes contaminés par injection.
Désormais, la pandémie touche toute la société, des nantis aux plus démunis.
Les campagnes de sensibilisation se multiplient, mais trop souvent, elles se heurtent à l'idée collective qui réduit le SIDA à la « maladie des marginaux. »
Peu de gens se sentent concernés par le virus et, résultat inquiétant, 75% des porteurs ne seraient pas au courant de leur séropositivité.
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Des associations sur le terrain
Clinique Lavra, sur les hauteurs de Kiev. Boris se rend tous les mois chez le médecin pour effectuer des prises de sang et ainsi adapter son traitement quotidien.
Agé de 29 ans, Boris est séropositif depuis trois ans.
Malgré sa toxicomanie qui a duré treize ans, c'est son ex-petite amie qui l'a infecté. Diagnostiqué assez tôt, il peut vivre normalement et repartir chaque mois avec ses pilules.
Ce n'est pas le cas de Sergei, rencontré dans une petite clinique perdue en périphérie de la cité portuaire d'Odessa.
Le corps recouvert d'infections cutanées après des années de consommation de substances de mauvaise qualité, Sergei, 45 ans, sait qu'il ne lui reste plus longtemps à vivre.
Malade du SIDA à un stade avancé, après plusieurs passages en prison et le décès de son épouse, le voilà seul face à lui-même.
Même sa mère refuse de lui rendre visite, incapable de le voir dans un tel état.
Allongé derrière-lui, son voisin de chambrée est décédé quelques heures plus tôt, mais personne ne viendra le chercher.
Les organisations internationales estiment que plus de 20 000 malades sont déjà morts du SIDA,
et plusieurs milliers meurent chaque année des différentes co-infections (tuberculose, hépatites) qui se développent facilement dans les organismes au système immunitaire déficient.
Afin de ralentir la propagation du virus, de nombreuses associations font de la prévention dans les quartiers les plus défavorisés.
L'association Convictus, qui fonctionne avec des financements suédois, travaille dans le quartier de Troyeshchina, au nord-est de la capitale.
La zone est particulièrement pauvre et touchée par la consommation de drogue.
Vladimir et Alexei, deux travailleurs sociaux de l'association et anciennement drogués, vont à la rencontre des toxicomanes pour troquer leurs seringues usagées contre de nouvelles seringues stériles :
« On les reconnaît facilement à leur allure, et puis on sait où les trouver, notamment près des enseignes où l'on peut vendre divers objets rapidement, contre du liquide. »
Boris, le jeune homme rencontré à la clinique, travaille lui aussi comme travailleur social : il apporte ses conseils et un soutien psychologique aux malades afin de les resocialiser.
A Odessa, des volontaires de l'association The Way Home proposent des tests de dépistage et un programme de formation à la prévention de transmission des MST.
Un peu partout, des acteurs associatifs, souvent eux-mêmes séropositifs ou anciens toxicomanes, ont réinvesti le pavé pour faire de la prévention. Une gageure mise à mal par un Etat sourd aux attentes des plus démunis.
Une nouvelle loi concernant la prévention du SIDA a été promulguée en décembre dernier par le président Viktor Yanukovych.
Toutefois, les associations se plaignent encore et toujours des autorités policières et judiciaires.
Les programmes de substitution pour usagers de drogue sont régulièrement remis en question et il devient de plus en plus difficile de procéder aux échanges de seringues
car la quantité de produit que contient une seringue usagée est devenue pénalement répréhensible.
Les usagers rechignent à les transporter et les travailleurs sociaux s'interrogent sur les risques qu'ils encourent.
A cela s'ajoute la corruption. La maladie peut devenir un business rentable pour certains, à l'image des radiographies pour détecter la tuberculose qui se généralisent mais qui ne sont clairement pas réalisées dans l'intérêt des malades.
Quant aux statistiques officielles, elles sont bien en dessous des chiffres de l'ONUSIDA.
Rien d'étonnant lorsque l'on sait que les enfants des rues sont chassés loin des villes pour faire baisser les chiffres, ou encore lorsque que le nombre de séropositifs diminue soudainement, alors que l'on n'en guérit pas.
Enfin, même si les thérapies contre le VIH sont gratuites, les traitements contre les hépatites et les formes résistantes de tuberculose restes hors de prix pour la plupart des malades.
Autant de freins qui gênent la sortie du tunnel pour beaucoup.
Autant de désengagements de la part d'un Etat qui se désintéresse de la situation sanitaire du pays.
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Une discrimination sous silence
Luibov Vasilievna est inquiète. Elle qui s'occupe de sa petite-fille Alexandra, trois ans, redoute le moment fatidique de l'inscription à l'école maternelle.
La petite est séropositive car sa mère, toxicomane, n'a pas suivi de traitement préventif pendant sa grossesse.
La vie d'Alexandra s'annonce comme un parcours d'obstacles.
En Ukraine, le regard de l'autre envers les porteurs du VIH peut être terrible.
Même à l'hôpital, de nombreux médecins refuseront de prendre en charge des patients porteurs du virus du SIDA.
Tous sont unanimes : Julia, Boris, Sergei et les autres soulignent les difficultés d'accès à des services pourtant élémentaires.
Alors on se tait, on se cache, on fait en sorte que les voisins ne sachent pas, on demande aux travailleurs sociaux qui rendent visite à domicile de se présenter comme des collègues de travail ou des amis d'enfance...
Heureusement certains centres communautaires existent, permettant aux malades de se retrouver, de discuter de leurs problèmes, et pour certains, d'avoir tout simplement une vie sociale.
Mais la situation est bien pire dans les petites villes où tout le monde se connaît et où il est impossible de se fondre dans la masse.
Quant aux toxicomanes ou anciens toxicomanes qui ont eu affaire à la justice à un moment de leur vie, la réinsertion est particulièrement compliquée.
Il est souvent demandé, même pour les emplois les moins qualifiés, l'équivalent de notre extrait de casier judiciaire.
Ainsi, la peine avec sursis d'Andrei l'empêche de postuler à un emploi dans un fast-food, lui qui a pourtant été à l'université.
Il est certes possible d'effacer cette condamnation, mais c'est une procédure longue et complexe, même avec l'aide d'Anna, une avocate qui s'occupe bénévolement des problèmes des toxicomanes.
La question européenne
La situation sanitaire de l'Ukraine en matière de contamination par le virus du SIDA et de nombreuses autres maladies infectieuses n'est absolument pas sous contrôle.
De nombreuses associations réalisent un travail de prévention au niveau local et en direction de certaines populations dites à risques,
mais il manque une prise en charge et une réelle coordination à l'échelle nationale, permettant de traiter efficacement et de manière cohérente ces questions.
Surtout lorsque l'on mesure le manque d'informations vis à vis des modes de contamination, et la diminution progressive des vaccinations de base dans la population.
Toutefois, les questions de santé sur le territoire ukrainien ne doivent pas faire oublier que la transmission des maladies infectieuses ne s'arrête pas aux frontières de l'Union Européenne.
D'autre part, l'OMS commence à s'inquiéter des risques accrus liés à l'organisation de l'Euro 2012 en Pologne et en Ukraine.
Les nombreux supporters européens qui feront le déplacement seront exposés à une situation sanitaire délicate, avec entre autres un boom de la prostitution constaté lors de ce type d'évènement.
La transmission des MST aux supporters posera la question de l'Ukraine dès la fin de la compétition.
© ALEX ANGER
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