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PAZI, MINE ! (Attention, mines !) BOSNIE-HERZEGOVINE © ALEX ANGER / AGENCE ZEPPELIN
Plus de 600 morts et 1000 blessés depuis 1995 : le bilan de l'après-guerre est lourd en Bosnie-Herzégovine. Dans ce petit État issu de l'éclatement de la Yougoslavie, les mines antipersonnel et autres objets non explosés font régulièrement des victimes. Avec 1176 km² de zones potentiellement minées – la surface de la Martinique – ce sont 2,3% du territoire national qui sont concernés. Il s'agit d'un des taux les plus élevés au monde. Presque toutes les municipalités sont touchées par ce fléau qui affecte plus de 500.000 personnes dans leur quotidien : proximité des écoles et des habitations, terrains agricoles inutilisables, parcs naturels contaminés, … Le contraste est saisissant entre la beauté de ce pays vert et vallonné, et la dangerosité de ses espaces naturels – lit des rivières, collines boisées, cimes enneigées – qui cachent des engins de mort prêts à prendre de nouvelles vies.
Précarité socio-économique et inconscience : un cocktail explosif

Ils débroussaillaient les abords de la voie ferrée, une activité à priori anodine qui a plongé six familles dans l'horreur. Le 29 novembre 2011, deux employés de la Société nationale des chemins de fer sont morts et quatre autres ont été grièvement blessés par une mine antipersonnel bondissante. Petar Petrusic a survécu, mais peut-on vraiment parler de chance ? Invalide à 80%, il a été mis en retraite anticipée et doit cultiver ses propres légumes pour survivre, contre l'avis des médecins qui lui ont recommandé de limiter tout effort physique. Le même jour, 10 km plus loin, un autre accident : un homme meurt en allant couper du bois en forêt, et son épouse qui l'accompagnait est blessée.

« Le plus dur, c'est le soir, quand mes petits-enfants rentrent chez ma fille. Je me retrouve seule et je n'arrête pas de penser à mon mari qui est mort l'année dernière. Depuis, tout a changé, » raconte Jasminka Kamaric. Pour elle, il n'y a pas que le deuil qui est difficile ; son époux pourvoyait aux revenus du couple, et elle dépend désormais totalement de l'aide de ses filles et de la générosité des voisins. Les deux quarantenaires étaient sans-emploi et tiraient leurs seuls revenus de la récolte d'écorce d'arbre vendue à l'industrie pharmaceutique. Les incursions répétées en forêt, conséquence d'une grande précarité, ont coûté la vie à ce vétéran qui était revenu indemne de la guerre.

Ce cas est représentatif du profil-type des victimes, nous confirme Svjetlana Luledzija, chargée de la communication au BHMAC, l'organisme national chargé de la coordination des actions liées aux mines antipersonnel : « L'éducation aux dangers des mines fait partie du programme scolaire, alors les enfants ont très peu d'accidents. La majorité des victimes sont des hommes adultes âgés entre 30 et 50 ans, qui pénètrent dans des zones à risque signalées comme telles en toute connaissance de cause. Il s'agit de bergers, de chasseurs, mais aussi de riverains venant y couper du bois de chauffage ou ramasser des baies. »

Que penser de ces chasseurs qui ont établi leur abri à la jonction de deux champs de mines à Podkraj, sur les hauteurs de Travnik ? Ou encore de cet homme qui a perdu la vie dans la région de Brod en tentant de désamorcer sept mines de type PROM dans son garage pour en revendre le métal au poids ? La précarité socio-économique et une bonne dose d'inconscience sont encore trop souvent à l'origine de drames dans les campagnes bosniennes.


Les mines les plus dangereuses du monde

Les lignes de front, multiples et mouvantes, permettent d'expliquer la localisation actuelle des champs de mines qui balafrent encore le territoire bosnien. Et quelles mines ! De fabrication yougoslave, les PROM sont des mines bondissantes considérées parmi les plus dangereuses du monde par les démineurs eux-mêmes. Braco, ancien combattant et démineur depuis 20 ans, en détaille les dangers : « Elles peuvent être activées en marchant dessus, ou en accrochant un fil qui y est attaché, caché dans la végétation. Quand elle est activée, la mine bondit à environ 60-70 cm de hauteur avant d'exploser, ce qui la rend dangereuse dans un rayon de 100 mètres ! Elles sont tellement efficaces qu'elles sont la cause de 95% des accidents ici. Plus de 40 démineurs ont perdu la vie à cause d'elles dans le pays depuis la fin de la guerre. »


Une trop grande dépendance vis à vis des donateurs étrangers

Beaucoup d'adultes et même d'enfants vivent à proximité immédiate de champs de mines ; les élèves de l'école primaire du village de Kumarica, dans le nord-ouest du pays, en sont un exemple. Les murs de leur école sont à moins de 10 mètres d'un bois connu pour abriter de nombreuses mines et autres booby-traps, et aucune séparation n'en limite l'accès. Un voisin s'alarme : « Au moins dix fois je les ai vus aller chercher un ballon qui avait atterri au milieu des arbres ! Ils ne se rendent pas comptent du danger ! ».

On mesure ainsi mieux l'urgence à déminer le territoire. On utilise le terme de « déminage humanitaire » parce qu'il sert à rendre possible l'utilisation du terrain par la population civile. Mais l'obstacle majeur est d'ordre financier, d'autant que le relief et la végétation dense qui recouvre la majorité du pays rendent le travail complexe, et donc coûteux. Les activités de déminage n'avancent qu'à un tiers de leur capacité théorique car la part du budget de l'État consacré à ce poste est insuffisante. Les progrès dépendent donc encore beaucoup de donateurs étrangers, alors que le pays a des ressources humaines qualifiées en quantité suffisante : plus de 1400 démineurs et 30 organisations sont accrédités pour les opérations de déminage. Edin (prénom d'emprunt, parle sous couvert d'anonymat), qui travaille dans le secteur depuis la fin de la guerre, s'interroge à voix haute : « Il paraît qu'on a reçu autant d'argent que toute l'Afrique réunie : où est-il passé alors ? Dans quelles poches ? Pourquoi en est-on encore là ? »

Au-delà du problème de la corruption endémique se pose la question de la prise en charge progressive du déminage par les organismes publics bosniens. L'ONG Norvegian People's Aid, présente depuis 1996, a toujours un rôle prépondérant dans les domaines du déminage et du conseil auprès des autorités locales. Mais le déminage coûte très cher : plusieurs centaines d'euros en moyenne pour une seule mine. Dans un pays qui en compte approximativement 120.000 encore enfouies, l'éradication totale de la menace coûtera une fortune. « Il est essentiel de former les acteurs locaux, mais aussi de développer de nouvelles stratégies, » affirme Darvin Lisica, directeur régional de l'ONG. « Plus de la moitié des surfaces déminées le sont désormais à l'aide de chiens spécialement entraînés, ce qui nous permet de rester compétitifs face à des opérateurs privés qui n'ont pas la même politique salariale que nous. »

Ces chiens, des malinois sélectionnés pour leur instinct de chasseur et leur grande capacité de concentration, sont dressés sur les hauteurs de Sarajevo. On retrouve ensuite nombre d'entre eux dans le monde entier, aussi bien en Afghanistan qu'au Cambodge ou au Soudan du Sud. Un chien remplace 6 à 8 démineurs, mais il ne peut pas travailler dans certaines conditions – vent, végétation dense, sol humide – et ne sert qu'à localiser la mine. On aura donc toujours besoin d'hommes armés de « poêles à frire » et de sondes, harnachés dans leur tenue de protection, hiver comme été.


L'État, un acteur impuissant ?

La suppression de la menace n'est pas non plus une fin en soi. Les milliers de survivants que compte le pays – en prenant en compte tous les vétérans qui ont été victimes de mines au cours du conflit – auront encore longtemps besoin d'un soutien médical et socio-économique. Muhammed Alisic, lui-même blessé et amputé pendant la guerre, propose maintenant un soutien psychologique au sein de l'association Landmine Survivors Initiatives (LSI) : « Nous sommes à Bihac, dans l'ouest du pays, dans une région encore grandement contaminée. Les survivants ont surtout besoin d'un soutien, d'être encouragés et guidés dans leurs démarches et dans la recherche d'une activité adaptée à leur handicap. Le soutien de la part de l'État est extrêmement limité, même si les invalides de guerre sont un peu mieux lotis que les invalides civils. »

Resid Dzebic a été blessé par une mine antipersonnel au cours de combats dans la ville de Vitez. Après avoir été touché par un sniper et être tombé sur une mine, il est resté dans le coma pendant plus de 6 mois. A son réveil, il ne pouvait plus ni bouger, ni parler, et avait perdu la mémoire. Comme beaucoup, il n'a pas de mots assez durs envers les autorités locales : « En 10 ans, je n'ai reçu la visite de personne de la municipalité ou du ministère de la santé. Par contre, tout croule sous la bureaucratie ! Je peux à peine me déplacer, mais je dois me rendre en personne à 20 km d'ici chaque mois pour récupérer des chaussettes spéciales : ce n'est pas comme si mes blessures allaient disparaître, pourquoi tout vérifier à chaque fois ? »

La Bosnie-Herzégovine demeure l'un des pays les plus pauvres d'Europe, avec un PIB par habitant de 4100 euros, derrière la Mauritanie ou l'Irak. Sans compter que tout est rendu plus complexe par l'imbroglio administratif issu des accords de Dayton signés en décembre 1995 : le pays, dont trois présidents assurent une présidence tournante, est divisé entre la Fédération de Bosnie-Herzégovine, la République serbe de Bosnie (communément appelée Republika Serpska) et le district de Brcko. Les citoyens les plus fragiles en pâtissent d'autant plus… « Il faut passer du statut de victime à celui de citoyen » se désole Zoran Panjic, lui aussi travailleur social à LSI. « Mais comment s'intégrer correctement à la société et travailler avec des prothèses souvent de mauvaise qualité ? Comment payer 5000 euros pour une prothèse à changer tous les trois ans alors que beaucoup ne reçoivent que 70 euros par mois de pension ? »

Matthew Procter, un citoyen britannique travaillant à Mostar pour la fondation Miracles, va plus loin : « En tant qu'organisation caritative, nous ne bénéficions d'aucun avantage législatif, ni pour les charges sociales des salariés, ni pour les taxes liées à l'importation des matériaux de base. Une prothèse fabriquée en Bosnie coûte donc 20% plus cher que dans l'Union Européenne ! »


Un État ou une juxtaposition de communautés ?

Ce petit État des Balkans, à peine plus grand que la région Midi-Pyrénées, est issu de l'éclatement de la Yougoslavie au début des années 90. À la suite de la Slovénie et de la Croatie, la Bosnie-Herzégovine déclare son indépendance en mars 1992. Alors que la Yougoslavie se disloque, le pays sera le théâtre d'affrontements tristement meurtriers entre les forces serbes, croates et musulmanes. On se souviendra notamment du plus long siège de l'histoire moderne – Sarajevo est restée encerclée pendant près de 4 ans, ou encore du massacre de Srebrenica – plus de 8.000 civils assassinés en quelques jours autour de cette petite ville de province de l'est du pays. Aucun bilan définitif n'est encore disponible, mais il est communément admis que plus de 100.000 personnes ont perdu la vie pendant la guerre de Bosnie, un chiffre colossal par rapport à la population du pays – moins de 4 millions d'habitants. Des traces de l'épuration ethnique sont encore visibles en 2015. Partout le long des routes se succèdent des maisons détruites dont il ne reste que l'armature : le toit a été brûlé il y a longtemps déjà, les portes et les fenêtres volées, les murs tagués de slogans haineux par des voisins qui cherchaient à empêcher le retour de familles d'une autre communauté.

La Yougoslavie était un État multiculturel tenu d'une main de fer par Tito. Le dictateur avait fait en sorte de faire taire les velléités nationalistes. Après sa mort, le pays a explosé en une demi-douzaine d'États beaucoup plus homogènes ethniquement, dont seule la Bosnie-Herzégovine demeure réellement multi-ethnique. Les Bosniaques musulmans composeraient plus de 50% de la population, les Serbes orthodoxes plus de 30%, et les Croates catholiques environ 10%. Il convient d'utiliser le conditionnel car le sujet demeure très sensible, en témoignent les résultats du recensement de 2013 qui se font toujours attendre… Si ce semblant de mixité peut faire illusion à l'échelle du pays, il ne résiste toutefois pas à une analyse détaillée, qui révèle de profondes divisions territoriales. On vit l'un à côté de l'autre plutôt qu'ensemble. Au-delà des divisions administratives, l'enjeu se trouve être celui des mentalités. Beaucoup restent bloqués dans des schémas de pensée communautaires héritées de la guerre, même parmi ceux qui sont trop jeunes pour l'avoir vécue.


« Toute ma vie a été un combat »

Une nouvelle vie va bientôt débuter pour Nijaz Memic. Le père de famille de 40 ans est sur le point de prendre sa retraite sportive et de monter une école de ski handisport, notamment pour les victimes de mines antipersonnel. La recherche de financements s'annonce ardue, mais il en faudrait plus pour le faire reculer : « Toute ma vie a été un combat : la guerre, la réhabilitation après avoir perdu ma jambe, les études, les compétitions, … » Unique participant à avoir jamais défendu les couleurs de la Bosnie-Herzégovine aux Jeux paralympiques d'hiver, il ne tarit pas d'éloges à propos de la réhabilitation par le sport : « Quand ils découvrent que je skie avec une prothèse, la réaction des gens est toujours un gros boost pour le moral. »

Il ne sera pas contredit par Zoran qui, lui, joue au volley-ball assis, une discipline accessible aux personnes qui ont perdu une ou les deux jambes. « Il faut inciter les victimes à pratiquer un sport, c'est un très bon moyen de soulager le traumatisme lié à la perte d'un membre. Et puis c'est une belle forme d'intégration à la société, alors que la majorité des victimes a tendance à rester cachée, enfermée à la maison. » L'intégration par le travail est également primordiale, tant au niveau financier que psychologique. Nijaz est employé comme ingénieur du son à la radio nationale, et il s'estime chanceux : « Les opportunités sont plus grandes à Sarajevo ; mais la majorité des victimes vivent à la campagne, et elles ne bénéficient de quasiment aucun soutien. » Pourtant, la majorité refuse de se laisser abattre et veut travailler par tous les moyens : « Je ne demande pas d'argent, donnez-moi juste les moyens de travailler » entend-on souvent. Mais les employeurs sont souvent réticents à employer des personnes handicapées, et les sanctions prévues par la loi trop peu dissuasives.


En vertu de la convention d'Ottawa sur l'interdiction des mines antipersonnel et de la convention sur les armes à sous-munitions, toutes les deux ratifiées par la Bosnie-Herzégovine, l'État s'est engagé à détruire toutes les mines et restes de sous-munitions encore présents sur son territoire. L'objectif officiel d'un pays débarrassé des mines à l'horizon 2019 semble tout à fait irréaliste. En attendant, la menace est toujours bien présente deux décennies après la fin des hostilités. Un chiffre pour en donner la mesure : 19.000 objets non-explosés – mines, obus, grenades, etc – ont été désamorcés par la seule Sécurité Civile l'année passée dans le pays, qu'ils datent des guerres mondiales ou de la dernière guerre de Yougoslavie.

© ALEX ANGER





















LE PHOTOGRAPHE ALEX ANGER

Basé à Zagreb, en Croatie, Alex travaille désormais principalement dans les Balkans. Il se focalise sur des thématiques sociales, et son regard de géographe le porte plus particulièrement vers les territoires en mutations. Les questions de santé et les communautés dans un contexte post-conflit l'intéressent particulièrement.