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HOMMES LIBRES EN JUPE
FRANCE © PATRICIA HAMEL / AGENCE ZEPPELIN
En Occident, les hommes ont moins de possibilités vestimentaires que les femmes. Elles ont « récemment » intégré le pantalon dans leur garde-robe, mais presque aucun homme ne porte la jupe. Aujourd'hui, ce constat fait écho aux questions sociétales autour du genre et du bien-être. Avant-gardistes, quelques hommes ont franchi le cap : ils revêtent une jupe pour être bien dans leur peau. Un choix courageux dans une époque où prime l'apparence. Libres, ils marchent au milieu de la foule codée qui leur manifeste moins de curiosité que d'ignorance. Quelques passants les admirent et les encouragent. Mais les hommes en jupe ne parlent pas de virilité, ni de féminité. Rarement militants, ils poursuivent un développement personnel qui admet plus d'égalité entre les sexes.
« Tout est parti du fait que j'ai eu très chaud »  Eric

Eric est le patron de la Crêperie du théâtre, à Perpignan. Il se rappelle de sa première jupe : « Tout est parti du fait que j'ai eu très chaud au mois de juin. J'ai donc réfléchi à ma tenue, en cherchant des vêtements dans lesquels je pouvais être à l'aise, mais élégant quand même. »

Auparavant, Eric travaillait dans la grande distribution. Maintenant qu'il est restaurateur indépendant, il a davantage de liberté, et apprécie de pouvoir être plus créatif. Il réfléchit à des stratégies de communication pour « faire le buzz ». Dotés de toutes ces bonnes raisons de se mettre en jupe, Eric a décidé de porter un kilt une fois par semaine, à l'occasion des Jeudis de Perpignan : « Peut-être que ça ne conviendrait pas à ma clientèle d'habitués pendant l'année, mais en été, ça plaît beaucoup aux touristes, surtout aux femmes. »

Un client apostrophe le restaurateur : « Nous ne savions pas qu'aujourd'hui il fallait venir avec un déguisement. — Mais je ne suis pas déguisé ! C'est ma façon de m'habiller, » répond Eric, visiblement habitué à la question. « Au début on me pose des questions, et je dois argumenter en évoquant la tradition celte, la chaleur, et finalement on me dit souvent que c'est très seyant. [...] Souvent, les clients s'autorisent à me demander si je porte quelque chose en dessous. Je ne réponds pas. »

« J'ai dû apprendre de nouveaux gestes »  Thierry

Thierry, 59 ans, porte des jupes depuis 6 mois. Dans un café de Montpellier, il a fait sensation avec sa jupe : un homme l'a complimenté sur sa tenue, lui confiant qu'il avait envie d'essayer depuis quelques temps. Il ajoute que le voir ainsi vêtu lui donnera sans doute le courage de franchir le cap.

Très à l'aise avec son corps, Thierry a l'habitude de poser nu pour les beaux-arts, participe à des films d'art et essai très engageants physiquement, pratique des massages… Il profite pleinement de sa liberté de choix et d'action, dans tous ses gestes quotidiens. Cet hiver, il a décidé de s'acheter une jupe car « c'est une façon d'être habillé le plus légèrement possible ». Il a commencé par s'acheter un kilt, une autre jupe est en commande, et n'en trouvant pas d'autre qui pouvait lui convenir, il a cousu celle-ci lui-même.

L'homme a dû apprendre de nouveaux gestes, comme celui de s'asseoir dans sa voiture : « Les femmes ont l'habitude de lisser le tissu sous leurs fesses avec leurs mains avant de s'asseoir. Moi je n'y pensais pas, et je me retrouvais assis sur un amas de tissu. J'ai trouvé finalement une technique bien à moi. »

« J'ai adoré la sensation de liberté »  Frédéric

Frédéric a 46 ans, vit à Perpignan, et porte des jupes depuis seulement deux mois. Un jour, accompagné d'une amie, il en essaie une sur un marché : « J'ai adoré la sensation de liberté, » confie-t-il. Le plus important pour lui, c'est de permettre à l'air et au soleil d'être au maximum au contact de sa peau et de circuler sans entrave sur son corps. Il a définitivement adopté la jupe, mais se demande encore comment il fera cet hiver.

Frédéric ne considère pas sa démarche comme féministe. Pas vraiment militant, il a simplement l'impression de participer à la conquête de nouvelles libertés pour les hommes. Il affirme que les hommes porteurs de jupes sont « de courageux précurseurs ».

Dans son quotidien, Frédéric est très attentif à son hygiène de vie et aux besoins de son corps. Il a un grand besoin de nature et de soleil. Il vient de passer une semaine en « vacances crues » où il a fait des rencontres qui l'ont fortement marqué. D'ailleurs, il affectionne ce bar à jus où il peut « prendre des collations saines ».

Dans le magasin de vêtements Damaï-Damaï, le vendeur aborde Frédéric en lui confiant « n'avoir jamais vu ça », ajoutant que « ça ne [lui] pose aucun problème ». Après ces quelques instants gênants, il demande en douce, pendant que Frédéric est dans la cabine d'essayage, si c'est pour un spectacle ou pour une blague. Devant son sérieux dans le choix du vêtement, il finit par oublier la particularité de la situation, et très professionnellement, part conseiller son client.

La vendeuse, Nina, se comporte tout de suite de façon plus naturelle : « Vous avez raison de faire ce qui vous plaît. D'ailleurs, cette jupe vous va très bien. Dans d'autres pays, les hommes peuvent porter ce type de vêtement sans problème. D'ailleurs, les vêtements, ce ne sont des morceaux de tissus qui servent à se couvrir le corps, rien d'autre. Ici, chez nous, il y a trop de codes. » Devant le miroir, Frédéric se confie : « Plus je me regarde, plus je m'habitue. Pour les gens qui croiseront de plus en plus souvent des hommes en jupe, ce sera sans doute la même chose. » Il n'avait jamais pensé à s'acheter une jupe longue. Pour lui il y avait trop de matière, trop de tissu qui risquait d'entraver ses pas. Pourtant aujourd'hui, c'est ce choix qu'il fera. Parce que c'est confortable finalement. Et l'hiver vient.

« Tout est une question d'assurance »  Jean-Guy

Jennifer et Jean-Guy créent des jupes pour hommes, tendances en vogue, cousues main et « made in France ». Ils ont déposé la marque Hiatus en 2008 à Nîmes. Ils ont développé leur marché à une échelle européenne, et ont même quelques clients aux Etats-Unis. Ils s'inspirent de cultures ethniques, d'œuvres d'art, et développent sans cesse de nouvelles collections.

Valorisée dans différents médias et dans plusieurs festivals, la marque Hiatus n'est pas la seule en France, mais c'est la première à avoir lancé ce concept. Leurs premiers clients étaient des hommes qui recherchaient avant tout le confort et l'aisance. Aujourd'hui, ce sont aussi des personnes très attentives à la mode.

Créateur-couturier, Jean-Guy est aussi professeur de yoga. Il porte des jupes quotidiennement et n'a aucun problème avec le regard des autres : « Tout est une question d'assurance, » lance-t-il, une phrase qui revient chez tous les hommes en jupe.

Modéliste, Jennifer réalise des patrons pour des créateurs de toute la France. Dans l'atelier de Hiatus, elle coud également ses propres créations. Les commandes s'enchaînent et le printemps s'annonce chargé pour les deux créateurs. Deux raisons à cela : la fête des pères très prochaine (une jupe est un cadeau très prisé pour un papa), et la saison des mariages approchant. Il existe d'ailleurs une collection « cérémonie » pour répondre à la demande des mariages. Souvent, les hommes profitent d'une occasion un peu exceptionnelle pour oser se vêtir d'une jupe pour la première fois.

« La jupe se prête bien à un style chic et urbain »  Eric

Eric est mannequin. Il est l'égérie de Hiatus, une marque de jupes pour hommes. S'il a voulu prêter son image à cette marque de vêtements, c'est parce qu'il apprécie les mouvances alternatives. Pour lui, la jupe pour homme est synonyme d'élégance : « Elle se prête très bien à un style chic et urbain. » Lui-même possède deux jupes qu'il s'autorise à porter lors des grandes occasions, mais pas au quotidien.

« Je n'ose pas trop sortir comme ça »  Pierre

Client de Hiatus, Pierre porte des jupes au quotidien depuis trois mois. Il ne sort pas souvent en jupe, mais il reçoit tout le monde ainsi. Photographe de métier, il s'est intéressé particulièrement à la retouche informatique depuis une dizaine d'années, et organise aujourd'hui dans son salon des cours de photo pour des groupes d'adultes.

Pierre a 78 ans. Il a perdu son épouse il y a quatre ans, et ses trois filles vivent loin de chez lui. A la maison, en rentrant du travail, il a toujours porté une djellaba pour être à l'aise. Et ses filles n'ont jamais trouvé ça étrange. Aujourd'hui, Pierre ajoute la jupe à sa garde-robe pour des raisons esthétiques et de confort. Mais il n'est pas encore assez sûr de lui pour sortir régulièrement dehors en jupe.

C'est la découverte de l'association Hommes en jupe qui l'a aidé à franchir le pas. Cette association promeut le retour de la jupe dans la garde-robe masculine. Pour cela, ses responsables animent un site, organisent des événements (sorties, expo…), opèrent une veille documentaire… Né en 2004, le site internet est destiné à communiquer au plus grand nombre. Il a précédé la création de l'association, fondée en 2007, qui compte actuellement 30 membres français et belges.

« Je ne veux pas avoir à me justifier »  Dominique

Dominique, 57 ans, possède une soixantaine de jupes dont il prend le plus grand soin. Il n'a plus un seul pantalon dans sa garde-robe si fournie. Il trouve que la jupe est un vêtement confortable et élégant. Il en porte depuis plus de 30 ans, mais dans les années 1980, il n'osait pas sortir ainsi, de peur « d'avoir des ennuis dans la rue ».

Dominique fait partie de l'association Hommes en jupe. Elisa, son épouse, lui en offre de temps en temps ; ses préférées sont les jupes longues. Lorsqu'elle a rencontré Dominique, il en portait déjà tous les jours.

Fatigué d'avoir à se justifier, Dominique impose sa façon d'être : « Je ne supporte pas qu'on m'interroge sur mes jupes, pas plus que je ne m'autorise à commenter la tenue des autres, » rétorque-t-il. Elisa estime aussi qu'elle n'a pas son mot à dire… D'ailleurs elle n'accepterait pas que Dominique intervienne dans ses choix vestimentaires.

Ancien professeur de gymnastique, Dominique allait travailler en jupe. Aujourd'hui, il aime beaucoup sortir avec son vélo elliptique sur la Promenade des Anglais. Ce jour-là, quelques personnes vont s'intéresser à son vélo original, mais personne ne lui parlera de sa jupe.

Plus tard, Dominique et Elisa rejoignent Pierre en ville. Ce dernier avoue qu'il sort pour la seconde fois en jupe. Ce n'est pas encore quelque chose de naturel. Il confie qu'il a adhéré à l'association pour pouvoir donner une explication à sa tenue à tous ceux qui l'interrogeront. Cela lui donne du courage, et une certaine forme de légitimité.

Pierre et Dominique n'ont pas la même expérience du port de la jupe. Ils n'en sont pas au même stade dans l'appropriation de ce vêtement actuellement réservé aux femmes dans notre société. Mais tous deux ont envie de voir les choses évoluer, ont soif de liberté.

« L'avenir de la jupe pour homme passera par les femmes »  Jean-François

Coralie est doctorante en Sociologie de la consommation, à Nancy. Elle rédige une thèse sur « l'appropriation de la jupe par les hommes et sa relation avec le marché ». Ce jour-là, elle rencontre Jean-François qui est parmi les porteurs de jupe les plus actifs sur les réseaux sociaux français. Ancien professeur d'éducation musicale, porteur de jupe au quotidien, indépendant de toute association, il poste régulièrement des photographies de sa garde-jupe et tous les articles qu'il trouve sur le sujet.

Jean-François et Coralie échangent pendant deux heures sur le port de la jupe. Coralie a déjà rencontré de nombreux témoins, lu toute la littérature sur le sujet… Jean-François lui explique qu'il porte des jupes depuis dix ans, qu'il met des collants pour pouvoir continuer en hiver, mais qu'il refuse tout accessoire connoté féminin. Il ne veut pas paraître déguisé. Il a adopté de nouveaux gestes, et se sent vraiment plus à l'aise avec « les deux jambes réunies dans un même cercle ».

Pour Jean-François, qui a l'habitude de demander à des femmes de le prendre en photo pour son blog : « L'avenir de la jupe pour homme passera par les femmes. »

© PATRICIA HAMEL / AGENCE ZEPPELIN


















LA PHOTOGRAPHE PATRICIA HAMEL
Patricia a besoin de raconter ce qu'elle observe. Elle veut témoigner des nuances et de la complexité des phénomènes sociaux qui l'entourent. La photographie offre un décalage dans le temps et dans l'espace, ce qui lui permet de poser les yeux sur ce qui fait l'humanité.