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CHARITABLES LA DERNIÈRE ESCORTE
BÉTHUNE + BEUVRY, PAS-DE-CALAIS, FRANCE  •  PHOTOS © JOAQUIM DASSONVILLE / ZEPPELIN
Onze hommes en bicorne marchent sur la route en poussant un cercueil. Les Béthunois reconnaissent vite les protagonistes de ce cortège funèbre. Ce sont les Charitables, une confrérie laïque qui propose gracieusement, et à quiconque, d'accompagner les défunts. Peu importe la religion, l'âge ou le milieu social, chaque enterrement est traité avec la même dignité. Une mission emprunte de solidarité qui dure depuis huit siècles.
Une bavette bleue, un nœud papillon et des gants blancs complètent son « frac à la française ». André Delhaye, ancien bâtonnier et avocat à la retraite, ne se laisse pas aller. À 85 ans, il est le vénérable doyen des Charitables de Béthune. Ce jour-là, il est convoqué aux obsèques d'un homme dont il ne connaît presque rien. Il revêt un pull à col roulé blanc et une épaisse cape noire pour affronter la pluie qui s'est invitée au rendez-vous. Enfin, il met un bicorne pour parfaire sa métamorphose. Sur le parvis de l'église Saint-Vaast, il retrouve dix de ses confrères. Il salue sobrement la famille du défunt avant d'accueillir le corbillard. Impeccable, le petit groupe se saisit du cercueil. Dans les escaliers qui mènent à la nef, les deux premiers porteurs « à bâton » sont épaulés par deux autres. Un cercueil pouvant peser jusqu'à 200 kilos, l'entraide est primordiale pour assurer le cortège. Le défunt est ainsi conduit face au chœur où le prêtre va pouvoir prononcer l'oraison funèbre. La famille se tient à droite, et les Charitables à gauche, selon des gestes séculaires.
Sur le parvis de l'église Saint-Vaast, les Charitables attendent l'ordre de démarrer le convoi funéraire jusque l'un des trois cimetières de Béthune. © JOAQUIM DASSONVILLE / AGENCE ZEPPELIN
Une confrérie laïque
Cette tradition remonte à 1188, lorsqu'une épidémie de peste affecta l'Artois et que les morts n'étaient même plus enterrés. C'est ce qu'atteste un parchemin de Pierre de Nogent, prieur de Saint-Pry à Béthune, dont l'original est conservé aux Archives départementales du Pas-de-Calais. Datée de 1317, cette lettre décrit la rencontre de deux maréchaux-ferrants, Germon et Gauthier qui, avec le concours d'une poignée de bénévoles, se sont retroussés les manches pour inhumer les corps et offrir des sépultures décentes. Ainsi est née la confrérie des « Charitables de Saint-Éloi » qui, malgré son vocable chrétien, est devenue laïque en 1853. Aujourd'hui, une trentaine d'associations ont repris le flambeau, certaines se partageant parfois une même commune. Celle de Béthune siège au centre-ville, mais elle tient pour sanctuaire la chapelle Saint-Éloi des Champs de Quinty. Bâti en 1880, l'édifice actuel succède à la destruction d'une première chapelle érigée au début du XIIIème siècle par Germon de Beuvry et Gauthier de Béthune. Sise en limite des deux communes, elle garde pour l'une sa vocation religieuse, pour l'autre son aspect patrimonial fédérateur.

Profondément inscrits dans le paysage culturel béthunois, les Charitables – exclusivement des hommes – sont au service des défunts et de leurs proches. Comme un écho à leur mission originelle, ils ont été particulièrement sollicités lors des vagues épidémiques de Covid-19. Malgré l'interdiction des processions, et la stricte limitation du nombre de participants aux obsèques, ils ont pu continuer à œuvrer masqués. Grâce à eux, les riches et les indigents, quelle que fût leur religion, sont tous accompagnés avec la même dignité. Ancien prévôt, Joël Rimetz se souvient : « Au décès d'un sénateur, on comptait des centaines de personnes dans le cimetière. Le lendemain matin, on s'occupait d'un SDF pour qui personne n'était venu. Et on a eu les mêmes gestes, les mêmes mots et le même sérieux pour enterrer ces deux hommes ».
De retour chez lui, André Delhaye enlève son épaisse cape noire, découvrant un médaillon d'argent à l'effigie de saint Éloi qu'il est le seul à porter. Ancien bâtonnier et avocat à la retraite, il est, à 85 ans, le vénérable doyen des Charitables de Béthune – le plus ancien des prévôts. Gardien des traditions, il est désigné à vie pour présider le grand conseil. On le consulte pour résoudre divers problèmes. © JOAQUIM DASSONVILLE / AGENCE ZEPPELIN
« Exactitude, union et charité »
Après l'éloge, les Charitables attendent l'ordre de démarrer le convoi funéraire. Entre les quatre églises et les trois cimetières de Béthune, les trajets sont variés mais toujours impressionnants visuellement. Le cercueil repose sur une charrette poussée de part et d'autre par cinq hommes. Un autre a pour mission « d'ouvrir la route » en toute sécurité. Les restants suivent le cortège, prenant le relais tous les 50 pas. La famille ferme la marche. Un rituel que les riverains respectent, habitués à leur céder le passage selon un code tacite. La charrette est utilisée depuis les années 1957-1958, lorsque l'enterrement des cheminots représentait une trop longue distance pour le port à bras. Elle fait désormais partie de la tradition qui, ce jour-là, n'est pas pour déplaire aux participants. Après 1 700 mètres de ruelles et de ronds-points, le cortège pénètre dans le cimetière Nord. L'inhumation peut commencer. Le cercueil est d'abord descendu de la charrette, puis porté jusque devant le caveau où des cordes permettent de le descendre. La famille s'avance et le prévôt prononce une allocution adaptée aux convictions du défunt. Puis le maître de cérémonie (ou « chéri ») annonce : « Notre devoir est accompli monsieur le prévôt », lequel répond : « Que [X] repose en paix ! », et au groupe entier de clôturer : « Ainsi soit-il ».

Dans cette atmosphère digne d'une toile d'Émile Friant (peintre et graveur naturaliste, ndlr.), les hommes en noir ne laissent rien au hasard. Si tôt les funérailles achevées, ils se retirent aux abords du cimetière pour débriefer. Une place leur est d'ailleurs réservée. C'est là qu'ils se rassemblent en cercle pour passer en revue leurs tenues et échanger sur les éventuels problèmes rencontrés. Chaque manquement à la tenue réglementaire, comme une chaussette qui ne serait pas noire, vaut au fautif de s'acquitter du « bouquet ». Il s'agit d'une amende de 50 centimes d'euro que le chéri n'hésite pas non plus à attribuer au moindre retardataire. Leurs trois vertus « exactitude, union et charité » prévalent ainsi depuis huit siècles.

Julien Pannetier
LE PHOTOGRAPHE  JOAQUIM DASSONVILLE
Basé à Lille, Joaquim est spécialisé dans le portrait, la photo de reportage et documentaire. Il travaille partout en France et à l'étranger. Il réalise des reportages à caractère humanitaire, social, religieux et s'engage sur des sujets environnementaux.  Investi pour certains magazines, agences de presse et de communication, il collabore aussi avec des organismes humanitaires et associations de secours.