En 2012, des chercheurs de l'Institut Max Planck en Allemagne découvrent qu'au centre de la Voie lactée flotte la même molécule que celle qui compose l'odeur de la framboise. Parfum cosmique, la petite star des fruits a aussi ses beaux quartiers sur Terre : la petite commune de Thurins, à une quinzaine de kilomètres à l'ouest de Lyon, a été proclamée « capitale de la framboise » pour sa production exceptionnelle et prospère pendant plus de 20 ans.
Alors que les Français n'ont jamais mangé autant de framboises (50 000 tonnes par an), seulement 13 % de celles qu'ils achètent proviennent de l'Hexagone, contre 31 % il y a encore une décennie, selon l'Association de valorisation de la framboise française (AVFF). Aujourd'hui la production de framboises est dispersée sur le territoire national, et la région Auvergne-Rhône-Alpes arrive largement en tête en contribuant à 35 % des volumes produits pour le marché du frais. Mais chaque année, 22 000 tonnes de framboises fraîches sont importées, tandis que celles qui sont produites en France vouent 70 % de leur prix de revient à la main d'œuvre pour les récolter.
« Une plante, il faut l'aimer. Ça se passe comme ça. Si on fait tout pour la rendre heureuse, elle nous le rend au centuple. Si elle est heureuse la feuille, elle se gaufre, elle se gondole, elle veut augmenter sa surface et nous offrir tout ce qu'il y a de plus beau. Derrière une belle feuille il y a un meilleur fruit. Pour la framboise c'est encore plus important. » Et derrière le fruit, des passionnés. Jean-Marc Blanc a repris seul l'exploitation de son père Maurice Blanc, l'un des plus importants arboriculteurs des monts du Lyonnais, avec Éric Dominique. Les trois nous livrent le récit et les détails de cette histoire particulière qui en raconte tant d'autres.
1975/1995 : AMOUR, GLOIRE ET BEAUTÉ
Une opportunité récente
Sous les framboises, la vigne. Au XIXème siècle, pour fournir les 3 à 4 litres de vin à 6 degrés consommés chaque jour par les ménages de Lyon et de Saint-Étienne, Thurins est essentiellement viticultrice. Jusqu'à ce que le phylloxéra, maladie de la vigne, détruise 90 % du vignoble, comme partout en France. Quelques décennies plus tard, la polyculture associée à l'élevage cède du terrain à l'arboriculture, et en 1960, la culture de framboise éclot.
Un terrain plutôt acide, des zones très vallonnées, à l'abri du vent du sud, des sous-bois, des zones de 350 à 800 mètres d'altitude, un terrain en coteaux, un sol en pente sableux, drainant et léger, qui protège les plants de l'asphyxie racinaire : les monts du Lyonnais rassemblent les conditions idéales d'une production de framboises pouvant s'étaler dans la saison. Deux variétés sont notamment cultivées : la Bétière non remontante en été, et l'Héritage remontante en automne.
Longtemps destinée aux confituriers, aux restaurateurs et à la pâtisserie, produit de transformation haut de gamme, la framboise doit attendre les années 1980 pour signer son entrée dans le monde de la grande distribution. À Thurins, la proximité des grands centres commerciaux permet à ce fruit fragile de trouver sa clientèle en tant que produit de bouche, vendu au détail et consommé directement. Un marché juteux qui attire immédiatement les opérateurs requins, enclenchant de facto une modification des processus de production.
Ultime coup de dé, la guerre des Balkans qui, dès 1992, donne un coup d'arrêt à la production de framboises de Serbie, jusque-là principal pays producteur européen avec 70 000 tonnes par an. À Thurins comme ailleurs, la framboise française en prend un plein essor.
Une production locale et autonome
La framboise de Thurins est avant tout une histoire d'hommes et de femmes passionnés, travaillant sans relâche du matin au soir, et acteurs sur tous les plans de leur filière. Une époque de grande envergure aux images d'Epinal qui reviennent douloureusement à la surface : « C'était pénible, c'était dur, mais c'était vraiment… J'ai trouvé des sensations et satisfactions que je n'ai jamais retrouvées après. Juste avant la récole, qui commençait en juillet, on trouvait des framboisiers croulants, les rangées étaient larges, magnifiques, il y avait des marguerites au milieu des rangs. On avait toutes nos terres au milieu des bois. Pour moi, c'était quelque chose qui ne s'arrêterait jamais, et puis ça a changé. »
Quelques noms notables marquent l'histoire de la spectaculaire épopée : De Jasserant, introduisant en 1950 les premiers plants de framboisiers issus de Savoie, à Guillerme, expéditeur à gros tonnages de Saint-Martin-en-Haut, en passant par Jean-Marc Blanc, président de la coopérative fruitière Sicoly, Maurice Blanc, engagé sur l'aspect commercial et la valorisation des produits, ou Éric Dominique, président d'un groupement de producteurs à la Chambre d'agriculture du Rhône.
Le maire, Claude Delhorme, réussit également à faire installer un réseau collectif d'irrigation dès 1975. Des années de travaux et des sommes considérables, prises en charge par le Département. Une installation décisive pour la framboise de tout le secteur, dont les cultures doivent être arrosées peu, mais souvent. De l'eau à volonté, disponible en bornes à tous les coins de parcelle, provenant du Rhône, simplement filtrée, permet de sécuriser les productions. Avec une souscription à 250 euros par hectare, puis une facture à la consommation, l'irrigation revient en moyenne à 500 euros par hectare. « Sur des productions spécialisées c'est tout à fait abordable », précise Jean-Marc.
Ainsi, pendant une vingtaine d'années, les élevages laitiers d'une vingtaine de vaches associés à un atelier de fruits rouges sont une pratique courante du secteur. Les plants, gourmands en matière organiques, profitent du fumier. Le retour sur investissement est rapide, la main d'œuvre est locale et adaptable. Et puis, la framboise offre l'avantage d'un recours systématique au marché de la surgélation, dont le cours plancher se définit naturellement et assure une rentabilité. Une partie des exploitations finissent par se spécialiser entièrement dans les fruits rouges, produisant de grosses quantités.
Un coup de comm'
Pourtant, au départ, rien ne prédestinait Thurins à son titre. « À l'heure de gloire de la production, un Thurinois qui n'était pas du tout issu du monde agricole, a dit qu'il fallait mettre en avant la commune. Il a initié la Journée du fruit et a proposé "Thurins, capitale de la framboise", sans se fonder sur quoi que ce soit, et personne n'a contredit. » Résultat, une fête de village reconduite 35 ans d'affilée, et une reconnaissance durable. Dès 1980, la Fête du fruit réunit les 70 paysans de la commune, 400 bénévoles et jusqu'à 20 000 visiteurs. Les producteurs stockent leurs produits chez Éric Dominique pour les installer le lendemain, exposer, vendre fruits, confitures et pâtisseries… Les chiffres sont énormes, le succès est là : certains visiteurs viennent même s'installer à Thurins après la fête.
La production culte de la framboise thurinoise réalise 10 % de la production nationale, avec 700 tonnes par an, tandis que le reste du département en produit 1500. Produit alors valorisé, elle est présente sur le marché des exportations avec des volumes importants, rémunérateurs pour les producteurs jusque dans les années 2000. « Aujourd'hui, certains producteurs n'ont plus un seul rang de framboise. On n'aurait pas pu croire une chose pareille il y a encore 15 ans », soupire Jean-Marc.
2000 : LA BASCULE
Parasites, canicules et concurrence internationale
« La fin de la framboise m'a rendu malade. J'ai tout fait pour continuer, je me suis battu avec la Chambre d'agriculture, la Fédération nationale des producteurs de fruits, pour trouver des moyens, rendre cette production à nouveau attractive. Mais à un moment, l'histoire est plus forte. » Plus forte sur tous les plans : sanitaire et environnemental, économique et social. Éric Dominique, dont l'exploitation est passée de 40 à 10 tonnes de framboises à l'année, raconte.
À la fin des années 1990, des années d'exploitation sont stoppées par une contamination généralisée au phytophthora, un champignon qui détruit toutes les productions du secteur. Les paysans font des essais : bromure de méthyl, balsamine… rien n'y fait ; la désinfection chimique a le seul mérite de laisser pour presque mort un sol encore plus contaminable par le parasite, sur un simple passage de bottes ou de tracteur. Le bilan écologique et économique est catastrophique.
En 2013, l'arrivée des drosophiles Suzukii accable encore un peu plus les producteurs. Contrairement aux drosophiles habituelles attirées par la pourriture, cette petite mouche recherche la couleur rouge, voire noire, et vient pondre ses œufs dans les jeunes fruits juste avant leur maturité. Leur larve se nourrit de la pulpe. Le fruit est vidé. Aucun moyen de lutte chimique. On installe des filets anti-insectes, mais les bourdons et abeilles, prédateurs à pucerons, ne peuvent alors plus entrer dans les serres. On fait des lâchés de bourdons, on jongle avec les produits chimiques pour tuer les pucerons… Chaque remède génère un autre problème… « Techniquement, c'est devenu très compliqué », regrettent les trois agriculteurs, qui passent en revue les causes probables, les erreurs et les défis nouveaux qui se sont imposés à eux.
Le déclin viendrait-il de l'épuisement des sols et d'une sélection variétale trop réduite, offrant les productions en pâture aux parasites ? Lorsque la Bétière et l'Héritage ont cédé à l'infection, la réponse d'une autre variété aurait-elle pu sauver les productions ? La dégénérescence d'une variété peut-elle venir de sa multiplication abusive ? « On a essayé de lutter, de faire de la recherche, de trouver des financements pour ça. Mais ce qui n'aide pas aujourd'hui, c'est que c'est un domaine privatisé. Il n'y a plus de recherche publique. Avec la Sicoly, on avait monté un collectif national pour essayer de relancer la recherche variétale. Ça a plus ou moins abouti, on a un produit qui tient la route, mais c'était trop tard pour nos cultures dites traditionnelles. »
Et faire comme avant, sans produits ni serres, en plein champ, est-ce encore possible ? Rien de moins certain. Au-dessus des fraises et des framboises laminées, le ciel a changé. Il ne fait plus frais la nuit, les canicules brûlent les feuilles et parfois même le fruit. Le tunnel les protège un peu de la brûlure. Et encore, sur du hors sol. Car le terrain ne supporterait pas. Il y aurait des problèmes racinaires. Outre la chaleur, certains coups de vent en début de récolte, ou la pluie pendant celle-ci, la détruisent entièrement.
Des aléas de moins en moins gérables dans un contexte de concurrence internationale. À la fin des années 1990, les pays de l'Est reviennent dans la course, reprenant leurs parts de marché tandis que le Chili arrive avec les framboises de transformation et les billes surgelées pour la pâtisserie. Faire venir de la framboise de Serbie coûte alors deux à trois fois moins cher que de la produire. À armes inégales, ils se battent pourtant : en France, le coût de la main d'œuvre ne cesse d'augmenter, même si le SMIC est loin de garantir une vie de grand' aise pour les salariés.
S'extraire du sol pour survivre
Les années 1990 requièrent des producteurs un second souffle. Face aux changements, la technicité devient pointue, et l'investissement financier deux fois plus important. Les tunnels protègent des champignons et des aléas climatiques, et donnent un peu de répit. L'objectif : essayer de recréer sous serre l'ambiance des sous-bois, en blanchissant les toiles, et en installant une brumisation pour l'hygrométrie. Encore faut-il surveiller que le vent ne les arrache pas.
En 1995 à Thurins, les premières cultures hors sol apparaissent. En 2003, lorsque 50 % de la production est perdue, quelques-uns décident de se spécialiser complètement. Terminé le plein champ, la connaissance des sols, l'aménagement d'un terrain ni trop sec ni trop humide, le drainage, le fumier… L'itinéraire technique bien défini que tous suivaient, qui fonctionnait et permettait de dégager un revenu, n'est plus valable. L'heure est à l'horticulture de serre ultra pointue. Les dosages d'engrais sont informatisés ; les agriculteurs programment depuis leur ordinateur les quantités de phosphate, d'azote, d'acide… et se transforment en informaticiens, chimistes et apprentis sorciers, pour espérer un bon résultat. Les cycles sont très courts : surveillance deux fois par jour, nettoyage des filtres, ramassage le week-end si les fruits sont mûrs. Le mot esclavagisme échappe à Jean-Marc. « Aujourd'hui on achète nos produits avant de les ramasser, avec tout ce qu'on met en termes d'intrants. »
Avec 98 % des framboises produites hors sol, le merveilleux petit fruit est devenu l'objet de spécialistes, très sophistiqué, qui se destine désormais essentiellement à un marché de bouche, avec des volumes très amoindris, axés sur sa valorisation.
AMERTUME ET PERSPECTIVES
La dernière part du gâteau
« Il y a quelque temps, on a remis la serre en terre. Elle n'était plus en culture depuis 25 ans. Elle était restée avec une bâche dessus sans irrigation. Le sol était comme du pisé, mort, bétonné. Il n'y avait plus de micro-organismes, plus de champignons, ni de pathogènes, plus rien. La terre était neuve. Pour la remettre en culture il a fallu 3 ans. À force, on a récupéré du vivant et de la qualité mais les premières années, il n'y avait même pas d'herbe. Les gens sont en train de se rendre compte de choses qui nous semblaient vraiment bidons à l'époque, notamment que le sol est vivant, qu'il y a toute une faune et une flore qui permet que ça vive, que les plantes poussent. Cet équilibre-là semblait évident et naturel avec le hors sol, mais on découvre que ce n'est pas si simple. Si on ne s'en occupe pas, ça disparaît. »
Sur les 700 tonnes qui ont justifié son titre à la grande époque, c'est à peine si la « capitale de la framboise » peut en proposer 200 aujourd'hui. Juste à côté, l'Espagne a beaucoup progressé sur le marché du frais, devenant l'un des plus gros producteurs mondiaux avec 25 000 à 30 000 tonnes par an. La framboise surgelée en Europe, elle, est plus que jamais revenue aux mains des pays de l'Est.
Une concurrence mondiale à laquelle s'ajoutent des logiques de rentiers : les pépiniéristes qui découvrent de nouvelles variétés ne se contentent plus d'en récupérer les royalties. Ils surveillent les ventes de leur variété à l'aide d'un système de marqueurs génétiques et de contrôles. Les producteurs qui s'avisent de passer outre vont au-devant de lourdes sanctions, et s'exposent à la faillite. Désormais, il arrive que les propriétaires pépiniéristes achètent les variétés prêtes à produire et récupèrent les parts de marché. « Leurs moyens et leur force de frappe sont énormes. Et puis, leurs plants sont parfois boostés aux hormones ; elles sont bien plus belles et poussent bien plus vite que celles de la même variété que l'on peut produire par nos propres moyens… Alors après… difficile de sortir de ce schéma-là. »
Aujourd'hui, la grande question, c'est la répartition équitable de la valeur ajoutée sur la chaîne de valeur du produit. Exercice difficile, où chacun tente de tirer à lui le maximum. Dès la fin des années 1990, certains abandonnent. Parmi les éleveurs laitiers qui tiennent une double activité, quelques-uns décident de tout miser sur les fruits rouges, regroupés à plusieurs, et produisent dans les 100 tonnes de framboise. Les autres se re-spécialisent dans le lait. Avec l'entrée en vigueur des nouvelles mises aux normes, poursuivre deux productions devient de toute façon impossible.
Sur la soixantaine d'exploitations qui continue de vivre sur la petite commune, beaucoup sont devenus agriculteurs-commerciaux. Sur l'étal, 50 % de leur production côtoie 50 % de revente de fruits divers. Mais la vente au détail est chronophage, ou coûteuse en main d'œuvre. Vente directe, vente en grande distribution, vente à la coopérative… chacun trouve une façon de jongler avec les nouvelles réalités, et de vendre une production atomisée qui tente, avec la technique, de s'affranchir du sol.
Des transmissions difficiles
Quelquefois, un fils ou une fille reprend l'exploitation, contentant ses parents, même si tout sera différent. Pour la framboise comme le reste, s'adapter et accepter l'évolution paraît inéluctable. Mais de façon générale, le métier n'est plus prisé. Modèle d'entreprise qui ne convient plus ? Mode de vie trop décalé, revenus trop faibles ? Ce qui a fait vivre et travailler Jean-Marc, Maurice, Éric et les autres, sans vacances ni dimanches, parfois pour 400 euros par mois, ou au mieux au SMIC, avec une réalité de terrain qui revient à 6 ou 7 euros de l'heure, cette absence de calcul et ce rapport au métier existe-il encore, dans un monde si changé et un contexte agricole où la mise est double pour démarrer et où les marguerites ont disparues ?
Les successions sont compliquées. Trouver un terrain à acheter ou louer, pas loin de l'habitation, acquérir les outils de travail… Les agriculteurs sont réticents à louer leur exploitation aux néoruraux qui partent de rien, veulent s'installer en bio et en permaculture, faire de la vente directe, sans formation, sans familiarité avec les contraintes et les réalités du milieu. La plupart du temps, de toute façon, ce n'est pas la framboise qui est choisie pour reprendre l'exploitation.
Deux fermes sur trois ne sont pas reprises. Pour certains, c'est la fatalité, d'autres veulent rebondir. Chacun cherche sur quel plan situer sa réflexion : personnel, individuel ou collectif.
La violence de l'agribashing
Nombreux sont-ils, en tous les cas, à souffrir d'une certaine vindicte populaire à l'encontre des agriculteurs, via les réseaux sociaux et les médias, à mesure que les questions et les combats écologiques se sont imposés. « Je ne pense pas qu'il y ait un seul agriculteur qui n'ait pas pleuré sur son champ à la suite d'une tempête, d'une inondation, de la grêle, qui aura dévasté tout son travail, tout ce qu'il avait mis dedans. Mais ce n'est pas la plus grande tristesse. La plus grande peine est d'être considéré comme un empoisonneur. » C'est une double peine que d'avoir perdu ses productions et son métier dans une suite de combats livrés dans l'ombre, et dans une relative solitude, et de se retrouver aujourd'hui sous les projecteurs accusateurs d'un vaste crime contre le vivant. Accusation injuste quant à leurs intentions, aux moyens et à l'histoire de leur métier.
Tout au long de leurs carrières, ils ont travaillé avec ces organismes qui sont remis en cause aujourd'hui, acheté ces produits de la même façon que les gens achetaient des médicaments pour eux-mêmes, sans penser aux effets secondaires, aux tenants et aboutissants de chaque indication. Traiter sans abîmer, comme tout un chacun, ils préfèrent et auraient préféré. Mais traiter un cancer avec de l'homéopathie a-t-il été possible jusque-là ? Quelles solutions s'offraient à eux ? D'autre part, l'abus général, encouragé par les banques, dans la volonté de toujours intensifier une production, est reconnu. « Quand on voit aujourd'hui ce qu'on a fait avec les tomates, elles sont très belles, très productives, très fermes, mais quand la tomate a poussé de manière trop intense elle perd son côté gustatif et nutritif. »
Une médisance également injustifiée quant à leur état d'esprit et leurs efforts actuels. Le mouvement de révolution agroécologique est là, global, peut-être pas aussi rapide que ce qui est attendu. En arboriculture, on parle de lutte intégrée (observer, ne traiter que si nécessaire, appliquer des techniques bio). « Quand une technique est efficace, tout le monde l'applique. On n'est pas complètement dingue. »
Jean-Marc évoque les regrets que la situation lui provoque : « En '95, partir sur du bio, du maraîchage, plutôt que sur du hors sol, aurait peut-être tout changé. Mais ce qui apparaît aujourd'hui comme incontournable n'était pas dans l'air du temps ». La crise du Covid-19 les met soudainement sur un piédestal incongru. Maurice évoque l'amertume que cela donne. « J'ai toujours travaillé pour participer à la nourriture des Français, pas plus aujourd'hui qu'avant la crise sanitaire, et sûrement pas pour détériorer la vie de la faune, de la flore et de mes concitoyens. Quand les gens nous achètent des fraises ou des framboises et nous disent qu'elles sont bonnes, c'est très gratifiant. Pour moi, qui suis un petit peu vieux maintenant, c'est plus important que l'argent qu'on peut gagner. La plus grande reconnaissance est celle du consommateur. »
Au bout de la lorgnette
Pas très optimistes en général, les producteurs évoquent la responsabilité de l'initiative citoyenne dans la façon de consommer, et la façon dont cela pourrait les porter dans le changement ; mais aussi l'erreur que serait le cloisonnement strict de l'estampillage « bio » et les réglementations intempestives.
Pour Jean-Marc Blanc, les pistes de changement sont nombreuses et fiables. Même si en arboriculture précisément, les choses seraient extrêmement difficiles, il encourage les jeunes à envisager de tout reprendre à zéro : « Ce sont les enjeux de demain, et ils sont majeurs. » Documenté, intéressé, toujours passionné, il évoque pour exemple le chercheur Marc Dufumier (ça ne s'invente pas) rapportant les techniques de l'agriculture traditionnelle à Madagascar. La permaculture également : « Autrefois il y avait des arbres, des haies dans les cultures. Ces arbres-là ont la capacité d'aller chercher le phosphore. Et quand arrivait l'automne, leurs feuilles tombaient, se disséminaient sur les terres et étaient enfouies dans le sol, restituant le phosphore ». « Mais pour en vivre… ? » objecte Maurice.
Ici dans les monts du Lyonnais, tout le monde est conscient d'évoluer dans un univers relativement protégé, avec une clientèle aisée. L'agriculture de masse – celle qui occupe les territoires, nourrit les cités, et doit être compétitive à l'international – aura sans doute plus de mal à changer les pratiques du productivisme dont on fait le procès. Mais s'il y a autant d'espoir que de formiate d'éthyle dans la Voie lactée, cela vaut peut-être le coup, malgré tout, d'essayer de rattraper et retenir le goût de la framboise ; son petit goût d'éternité.
Pauline Borasci
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